« Pas une once de malice en lui »
Hockey - Jean Béliveau mercredi, 7 janv. 2015. 09:02 jeudi, 21 nov. 2024. 19:23Il y a un mois déjà, le Québec perdait l'une de ses personnalités les plus chères. Les souffrances de Jean Béliveau venaient de prendre fin.
On se souviendra longtemps de la courageuse attitude des quatre femmes de sa vie, son épouse Élise, sa fille unique Hélène et ses petites-filles Magalie et Mylène. La remarquable démonstration morale et physique de madame Béliveau, qui a serré des milliers de mains durant 16 heures de chapelle ardente réparties sur deux jours, reste inoubliable. Il n'était pas question pour elle de prendre congé. Elle tenait à rencontrer et à remercier tous ces gens qui ont voué une admiration et un respect sans borne à son mari.
Et comment oublier le match contre les Canucks de Vancouver qui a suivi ces deux journées éprouvantes et qui a précédé de quelques heures des funérailles grandioses, à l'image de celles d'un chef d'état? L'ovation longue et chaleureuse accordée aux Béliveau a finalement eu raison de celle qui a accompagné le disparu durant plus de 60 ans. En cachant son visage dans ses mains pour tenter de masquer une émotion et un chagrin profonds, Élise a fondu en larmes et fait pleurer tout le Québec. C'en était trop pour elle. Trop de peine à refouler. Trop d'amour à recevoir.
Pour la première fois, elle accepte de revenir sur tout ce que le décès de son époux lui a fait vivre comme émotion, elle qui l'avait accompagné quotidiennement durant une agonie de plus de trois mois à son domicile. Elle est solidement retombée sur ses pieds. Bien sûr, elle reste fragile. Dans la quiétude d'une résidence soudainement devenue trop grande, elle écoute de la musique et pleure à l'occasion, ce qui lui fait grand bien de son propre aveu.
Elle a quand même un peu l'habitude des grands espaces puisque les nombreuses occupations de Jean l'ont souvent laissée seule à la maison. Il n'avait pas d'heures précises pour arrêter de travailler. Quand il était à la maison, il passait ses soirées retranchées dans son bureau à répondre au volumineux courrier de ses fans.
Quand il est décédé, le public est tombé sous le charme de sa femme. Les gens ont ressenti une très grande compassion pour cette dame droite comme un chêne et d'une grande solidité dans la douleur qu'elle éprouvait.
« Jamais je n'aurais imaginé que les choses se seraient déroulées de cette façon, dit-elle. Jamais je n'aurais pensé que les funérailles seraient quelque chose d'aussi gros. Durant toutes ces années à partager son parcours, je n'ai jamais pris place devant Jean. J'étais tout juste à côté, parfois derrière. Même si c'était lui qu'on aimait, je n'en revenais pas de la réaction du public à mon égard. Quand j'ai levé les bras pour remercier la foule du Centre Bell, je n'ai pas eu connaissance de ce que j'avais fait. Ce fut un geste instinctif. J'ai été victime d'un trop plein d'émotion. C'est venu du coeur. Puis, quand je me suis vue sur l'écran, je me suis dit: « Mais qu'est-ce que je viens de faire là »? J'étais mal à l'aise. Quand les gens ont continué d'applaudir, j'ai décidé d'enchaîner avec le même geste pour les remercier, en leur envoyant des baisers et en leur lançant des 'merci' et des 'thank you', mais je n'étais pas bien dans tout ça. »
Ce furent des funérailles marathon pour elle. En plus des deux jours de chapelle ardente, de ce contact très émotif avec le public du Centre Bell, des funérailles célébrées par une température inclémente, il y a eu une journée additionnelle dans un salon funéraire de Longueuil réservée exclusivement aux membres de la famille et aux amis.
Elle ne voit pas d'autres explications que celle d'avoir roulé sur l'adrénaline durant tout ce temps. En chapelle ardente, elle ne se souvient nullement de ce que les gens lui ont raconté. Quelques-uns lui ont montré des photos que Jean Béliveau avait pris généreusement en leur compagnie. Elle se souvient d'avoir ressenti de la douleur à la main et aux jambes, mais rien de bien souffrant, rappelle-t-elle.
Le défilé des joueurs
Elle a particulièrement apprécié le défilé privé des joueurs devant la famille. Max Pacioretty lui a fait la conversation. Tous les joueurs, à l'exception peut-être des Russes Markov et Emelin, jamais très jasants ces deux-là, ont trouvé quelque chose à lui dire. Leur compatriote Gonchar, en se montrant d'une grande gentillesse, a su bien les représenter, toutefois.
« J'ai trouvé tous les joueurs bien gentils. Ah, qu'ils ont été fins avec moi. Je trouve d'ailleurs que les joueurs de cette année ont tous l'air de provenir de bonnes familles. Ils sont bien élevés, tous bien habillés, surtout mon petit P.K. qui est une véritable carte de mode. Jamais personne n'est dans une tenue débraillée. Pacioretty a été très gentil. Depuis le début de la saison, je le considère comme le prochain capitaine de l'équipe. Il me fait beaucoup penser à Jean. Il semble doux comme lui », affirme celle qui s'y connaît un peu en matière de capitaine après avoir partagé le terme de 10 ans de son mari.
Elle affirme en riant que son favori est P.K. Subban, à qui elle a téléphoné personnellement après la signature de son contrat. Elle l'a fait sans en parler à Jean qui n'aurait pas approuvé sa démarche.
« Je voulais le féliciter et lui préciser que nous étions bien contents de l'avoir avec nous pendant huit autres années, explique-t-elle. J'ai tellement eu peur qu'il ne signe pas. Jean m'aurait sûrement disputé si je lui avais dit ce que j'avais l'intention de faire. Quand il a su que j'avais parlé à P.K., il a bien ri en me disant simplement: « C'est bien toi, ça.»
Elle raconte une autre anecdote au sujet de Subban. « Je n'ai jamais porté un chandail numéro 4. Or, l'an dernier, nous sommes allés à un match, un couple d'amis, Hélène et moi en portant tous un chandail numéro 76 », avoue-t-elle, fière de son coup.
Sa première rencontre avec Jean
Élise a fait la connaissance de celui qui allait influencer le cours de sa vie alors qu'il était déjà une vedette locale à Québec. Il n'y a pas eu de coup de foudre. Un jour, ses amies lui ont mentionné qu'elles avaient l'intention d'inviter ce beau grand jeune homme de 19 ans à les accompagner dans une soirée dansante. Elles avaient besoin d'elle puisqu'elle était la seule à posséder une voiture.
« C'est qui, ça, Jean Béliveau, leur demanda-t-elle. Elles étaient toutes étonnées qu'elle ne connaisse pas la vedette des Citadelles. « Je n'allais jamais au hockey. Je ne pouvais pas savoir qui il était », dit-elle.
Béliveau, lui, voulait savoir qui allait conduire la voiture ce soir-là. Pour savoir à qui il avait à faire, il lui a d'abord fait parvenir un billet pour assister à un match. Une fois les présentations faites, c'est elle qui l'a raccompagné à la maison après le match.
« Il ne me disait pas grand-chose, rappelle-t-elle. Il était beau, mais ce n'était pas la fin du monde. Il n'était pas bon danseur, mais nous avions passé une belle soirée. Deux jours plus tard, il m'avait appelé pour m'inviter à sortir. Mes amies étaient un peu fâchées, mais je n'avais rien fait pour que cela se produise. Je leur avais dit simplement: « Vous avez voulu que je l'amène en auto, bien, je l'ai amené. »
Béliveau était timide. Elle affirme qu'il n'a pas beaucoup changé en 60 ans de vie commune. Il avait des principes qu'il a conservés jusqu'à la fin. Il était doux et poli, un vrai monsieur.
La mère d'Élise n'aimait pas les joueurs de hockey. Elle trouvait qu'ils n'avaient pas très bonne réputation. Élise l'a fréquenté durant deux mois avant de lui dire que son amoureux jouait au hockey. Elle voulait qu'elle le connaisse d'abord. Elle l'a connu et, évidemment, l'a tout de suite aimé.
Les femmes l'ont toujours trouvé beau et gentil. Heureusement, elle n'a jamais été jalouse. Elle connaissait bien son homme dont elle vante d'ailleurs la fidélité.
Des qualités? Des défauts?
Au moment de sa mort, les éloges ont plu de partout. Classe moyenne, classe supérieure, milieu de la politique, des médias, du sport ou des affaires, tout le monde n'avait que de belles choses à raconter à son sujet. Ce n'était pas de belles phrases bien ficelées comme on en entend si souvent à l'occasion des funérailles. Dans son cas, on sentait une profonde sincérité.
Béliveau avait de grandes qualités, mais à écouter tous ceux qui l'ont côtoyé, il ne semblait pas avoir de faiblesses. Qui d'autre que celle qui lui survit pour mieux nous renseigner à ce sujet? Élise Béliveau a son franc-parler. Elle est capable d'appeler un chat un chat.
Dites, il avait des défauts, Jean?
« Il en avait sûrement comme tout le monde, mais ils n'étaient jamais gros, dit-elle. Ce n'était pas dans sa nature d'en avoir. »
Et sa plus grande qualité?
Elle hésite, comme si elle se sentait incapable de les classer par ordre d'importance. « Sa plus grande qualité a été son refus de parler contre les autres. Il ne l'a jamais fait. Il refusait même que quelqu'un parle contre qui que ce soit en sa présence. C'était un sujet tabou pour lui. Il pouvait aussi garder un secret, je vous l'assure. Quand il recevait les confidences d'un coéquipier qui avait des problèmes, il ne m'en parlait jamais. Quand il revenait à la maison en me disant qu'il avait parlé à un joueur et que son problème était réglé, il ne me disait pas de qui il s'agissait et encore moins de quoi il était question. Ça ne me regardait pas. Je n'avais pas à savoir ces choses-là. »
Elle en rajoute. « Ce que les gens ont vu de lui, c'est exactement ce qu'il a été. Il ne pensait qu'à faire du bien. Rien d'autre ne comptait pour lui. Il prenait le temps de parler à tout le monde parce qu'il savait que ça leur faisait plaisir. Il avait un tempérament spécial. Il n'y avait pas une once de malice en lui. En 60 ans de mariage, nous nous sommes plusieurs fois obstinés, mais on ne s'est jamais vraiment disputés. Il était doux; il était bon. Une bonne personne, comme on dit. Il aimait écouter de la musique classique. Quand il écoutait Pavarotti, des larmes coulaient sur ses joues. Je n'ai jamais su à quoi il pensait dans ces moments-là. »
Était-il romantique? Les anniversaires, la Saint-Valentin, ça lui disait quelque chose? La question la fait éclater d'un grand rire.
« À la Saint-Valentin, il était plutôt du genre profiteur. Il m'offrait toujours des chocolats tout en sachant que je n'en mangeais jamais. Jean aimait beaucoup le chocolat. Cela dit, il aimait gâter tout le monde. Si je l'avais écouté, il aurait passé son temps à m'offrir des choses. »
Elle l'a partagé avec le public
Elle a vécu toute sa vie avec un homme qui ne lui appartenait pas toujours. Béliveau a appartenu aux Québécois, à ses fans, à son sport, à son équipe. À leurs débuts, elle a trouvé difficile de le partager ainsi. Avec le temps, elle s'y est faite.
Il a quand même démontré un profond attachement à sa famille le jour où il a refusé le poste de gouverneur général du pays. Ils n'en avaient pas discuté longuement. En roulant en voiture vers Ottawa pour aller à la rencontre du premier ministre Jean Chrétien, sa décision était déjà prise.
« Je suis incapable d'accepter cela, lui avait-il dit. Nos petites-filles n'ont pas de père. Je serais incapable de m'acquitter de cette fonction en sachant que Hélène pourrait éprouver des difficultés à élever ses filles. »
C'était ça, Jean Béliveau. Un grand-père, un père et un mari attentionné. Un homme respectueux du public et toujours amoureux du Canadien. Lui, l'ultime capitaine, avait sans doute sa petite idée sur l'identité du prochain capitaine, mais il l'aurait probablement gardée pour lui.
Mais comme madame Béliveau est capable d'appeler un chat un chat, elle dit très ouvertement que son choix personnel serait Pacioretty.
Pavarotti pour Jean, Pacioretty pour Élise. Pas de chicane, comme toujours.