Prisonnier de son corps
Le Panthéon Des Sports Du Québec jeudi, 29 sept. 2016. 11:29 lundi, 25 nov. 2024. 18:51C’était surréaliste comme moment. Jacques Demers était là à se faire parler d’amour et à se faire embrasser sur les joues ou sur le front par des athlètes peu habitués à des épanchements affectifs publics. Il n’y avait aucune retenue. Quand on aime et qu’on a de la peine de voir un ami aussi cher cloué à un fauteuil roulant, on prend le temps de lui dire tout ce qu’on ressent.
On a l’impression de vivre un mauvais rêve et qu’on va voir l’ex-entraîneur apparaître tout pimpant ce soir ou demain sur le plateau de l’Antichambre où il était aussi à l’aise que dans son propre salon en présence des gens qu’il aimait et qu’il respectait. On l’imagine organisant un dernier match avec les boys au club de golf Whitlock.
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Jacques, c’était un tourbillon sur deux pattes, une sorte de tempête tropicale qui balayait une salle par sa seule présence. Il était absolument partout parce qu’il n’a jamais su dire non quand on le conviait à un événement ou quand il était appelé à parcourir le Canada pour s’adresser à d’honnêtes travailleurs comme lui ou à des représentants de grandes entreprises ressentant le besoin de recevoir une énergie positive. Il s’y est consacré avec une telle ardeur que sa santé l’a sournoisement brisé.
Parce qu’il était bon et chaleureux avec le monde, parce qu’il savait trouver les mots qui consolent et qui réconfortent et parce qu’il jouait toujours pour gagner, ce qu’il vit en ce moment n’est rien de moins qu’une tragédie personnelle. Peut-être qu’il ne savait ni lire ni écrire durant sa fructueuse carrière, mais il jouissait d’un atout comme peu de gens savent s’en servir: la parole.
Il parlait à ses directeurs généraux et à ses joueurs. Il s’adressait aux médias. Il prenait le temps de jaser avec le public. Il apportait ses commentaires à la télévision. Il donnait son opinion au sénat. Sa vie entière a été axée sur la parole et il ne parle plus. Il est devenu prisonnier de son corps.
Il se consacre à sa libération. Il porte une prothèse à la jambe droite. Il est actuellement en mesure de faire quelques pas à l’aide d’un déambulateur ou d’une canne. Il fait de la physio quatre fois semaine. Des spécialistes tentent de l’aider à retrouver son élocution. Encore une fois, une embûche se dresse devant lui. Encore une fois, il est convaincu de pouvoir l’écarter.
C’est tellement Jacques Demers une attitude comme celle-là. On est en présence d’un bagarreur naturel. Quand, enfant, son père lui a dit qu’il était un vaurien et qu’il ne ferait jamais rien de bien dans sa vie, il lui a rendu le plus grand des services. Il a contribué à faire de lui ce qu’il est devenu. Ce n’était pas vrai qu’il serait un moins que rien. Peut-être est-il devenu un homme droit et fier pour respecter la mémoire de sa mère, une femme battue qu’il aimait à en pleurer, et qui lui a confié très tôt la responsabilité de veiller sur le bébé de la famille, son frère Michel.
Il était pauvre, mais il a pu fréquenter une école de riches, à Outremont, parce que son père en était le concierge. Il a remarqué que ses compagnons de classe étaient tous chaussés de souliers brillants en cuir verni. Il s’est juré qu’il porterait lui aussi des souliers de cuir un jour. Aujourd’hui, on peut logiquement se demander combien de ces enfants ont connu une carrière aussi remplie que la sienne? Sans doute très peu.
Toute la soirée durant, il s’est fait glisser des mots d’amour à l’oreille. Il aurait aimé pouvoir les retourner. Il aurait souhaité pouvoir témoigner de la joie immense qu’il ressentait en étant intronisé au Panthéon des sports du Québec. Ce panthéon est réservé à ceux qui ont contribué à écrire l’histoire sportive du Québec, ce qu’il a fait durant un parcours inclassable. Qui donc au Québec a pu retrousser ses manches et se battre avec acharnement pour réussir un à un des objectifs personnels qu’on croyait hors de sa portée? Qui au Québec est parti d’un job de livreur de boissons gazeuses pour se hisser jusqu’au sénat, en ramassant au passage une coupe Stanley dans sa propre cour et deux trophées le consacrant entraîneur par excellence dans le meilleur circuit de hockey au monde? Une seule coupe a été remportée au Canada au cours des 26 dernières années, la sienne.
Quand il est entré dans la salle, bombardé par les puissants réflecteurs des caméras de la télévision et conduit à l’avant-scène par Guy Carbonneau au contrôle de son fauteuil roulant, c’était une image tellement révélatrice. Carbo, c’était son capitaine quand ils ont réussi l’exploit de 1993. C’est lui qui lui avait fait remarquer que Marty McSorley jouait avec un bâton illégal, ce qui lui avait valu une pénalité qui avait fait basculer la série finale. Chaque fois qu’il faisait allusion à Carbonneau, il parlait de SON capitaine.
Sa soeur Francine lui a récemment servi sa propre médecine en lui faisant un discours de motivation qu’il semble avoir bien reçu.
« Là, Jacques, c’est une nouvelle vie qui commence pour toi, lui a-t-elle dit. Tu as passé le plus clair de ton temps à visiter des gens dans le besoin et à prononcer des conférences contre l’usage abusif de l’alcool et des drogues. Tu les as mis en garde contre ceci et contre cela. Tu leur a parlé de ton problème d’alphabétisation et de l’importance à accorder aux études. Tu vas revenir un jour et tu vas tenter cette fois de les prévenir au sujet des accidents cérébraux vasculaires parce que là encore, tu sauras parfaitement de quoi tu parles. »
Il a approuvé de la tête. Intérieurement, il était peut-être emballé à l’idée d’atteindre un autre objectif à sa hauteur.
Un autre coup dur
Il y a actuellement un événement personnel qui le perturbe autant que son état de santé. Il a appris récemment que sa soeur Claudette est atteinte d’un cancer virulent. Claudette est la meilleure amie de sa femme Debbie. Elle vivait avec eux dans leur luxueuse résidence de Hudson. Elle était plus qu’une amie; elle était une indispensable aidante pour Debbie. Elle était d’une aide indispensable dans les déplacements difficiles de son frère.
« Jacques a beaucoup de peine, mais il ne peut l’exprimer », a ajouté Francine. Derrière ses airs parfois tristes se cache une autre forme de douleur, celle que lui vaut cette malchance de trop au sein de la famille.
Cette intronisation s’est tellement présentée au bon moment pour lui. Il s’ennuyait de ses anciens joueurs et des amis qui ne lui avaient pas encore parlé par crainte de le déranger. Il s’est retrempé au sein de sa seconde famille, celle de RDS. Il est venu y faire le plein d’amour avant de retourner dans ses terres et travailler sur sa santé. Il n’a pas dit un mot de la soirée, mais il a été le plus éloquent et le plus touchant des intronisés. Sa joie d’être là a parlé pour lui.
Le grand patron du Mirage, René Noël, est venu lui serrer la main dans un salon privé où jadis Céline et René ont partagé des moments heureux. Quand il sera en meilleure forme et qu’il pourra reprendre ses bâtons de golf, Noël a promis de lui donner son premier long coup roulé.
« Quand on jouait avec lui, on lui en donnait souvent parce qu’à la fin de la ronde, on était certain de recevoir un verre de vin », a-t-il dit à la blague.
Jacques l’a trouvée bien bonne. Avec lui, après la partie, on ne rentrait jamais immédiatement à la maison. Il voulait garder son monde à ses côtés. Il fallait toujours que la dernière facture soit la sienne. Mardi soir, il a quitté le Mirage avec un beau trophée dorée dans les mains. Parions qu’il l’a placé près de la coupe Stanley qui brille dans son bureau et qui lui rappelle que peu importe ce qui lui arrive en ce moment, il a connu un parcours de rêve.