Eliezer Sherbatov, encore et toujours debout
MONTRÉAL – Le projet lui a d'abord paru prématuré. Un livre sur lui, Eliezer Sherbatov? Maintenant?
« Dans 20 ans peut-être », a d'abord réagi le hockeyeur lavallois d'origine israélienne à la lecture de cette idée déposée dans sa boîte de courriel par l'auteure Anna Rosner, en 2020, alors que la poursuite de sa carrière professionnelle à Auschwitz, le théâtre d'atrocités durant la Deuxième Guerre mondiale, retenait l'attention de la presse internationale.
« Quand elle a commencé à m'énumérer toutes les choses que j'ai faites dans ma carrière et qui sont publiques, je me suis dit : ouais, peut-être que je devrais écrire un livre. »
Le livre « Le garçon qui voulait jouer au hockey »Rédigé à la première personne et destiné à un lectorat de jeunes adultes, l'ouvrage intitulé Le garçon qui voulait jouer au hockey a été publié mercredi aux Éditions Hurtubise. Au fil des quelque 200 pages de ce récit, Sherbatov raconte une à une les embûches qui se sont dressées sur son chemin et qui ont façonné l'homme de 31 ans qu'il est aujourd'hui. D'une chute en patins à roues alignées dont il s'est relevé avec des séquelles permanentes à l'adolescence, jusqu'à sa fuite de l'Ukraine lors de l'invasion de la Russie en février dernier.
« Il y a quelque chose que j'ai lu il n'y a pas si longtemps. Un arbre qui a tous les nutriments, mais qui vit dans un environnement fermé et sans vent, finit par tomber en grandissant. [...] Le vent le force à travailler, à se creuser des racines plus fortes.
« Ce que je veux que les gens retiennent du livre, c'est que j'en ai eu du vent. J'en ai eu. »
« Mon patin gauche »
Cette force, Sherbatov la tire entre autres de ses parents Alexei et Anna, qui fuient l'antisémitisme de l'Union soviétique dans les années 80 pour rebâtir leur vie et celles de leurs deux premiers fils en Israël. Né dans ce pays, Sherbatov quitte celui-ci à l'âge d'un an lorsque sa famille, souhaitant s'éloigner des missiles de la Guerre du Golfe, s'envole vers Montréal et trouve finalement la paix à LaSalle.
Atterris au Canada avec seulement 425 $ dans les poches, le couple Sherbatov fait tous les sacrifices pour permettre à ses trois fils de pratiquer le sport qui les passionne. Si Boris et Yoni se consacrent au Taekwondo, le petit Eliezer se met quant à lui au hockey. Et il a du talent. Rapidement, il gravit les échelons du hockey mineur et attire l'attention de Jean Perron, entraîneur-chef de la sélection israélienne en vue du Championnat du monde des moins de 18 ans, au sein de laquelle Sherbatov se taille un poste à l'âge de 13 ans seulement.
« J'avais peur », a-t-il reconnu dans un généreux entretien avec le RDS.ca avant la publication de son livre. « Je mesurais juste 4 pieds 4 ou 5 pouces. C'est rien! J'étais tout petit et je jouais avec des gars de 18 ans. [...] Je me suis fait geler une fois et une chance que mon capitaine m'a bien protégé. J'étais sonné et une chance que je n'ai pas eu de commotion. Je me suis relevé et je me suis dit "Go! Go! Go!" J'ai même scoré un but Michigan! »
La carrière de Sherbatov est prometteuse et il rêve à la Ligue nationale, jusqu'à ce que son univers ne s'effondre. Lors d'une balade en patins à roues alignées dans les rues du quartier lavallois de Sainte-Dorothée, il roule sur un petit tas de cailloux et chute lourdement sur le pavé. Tout le poids de son corps écrase son genou gauche.
Le diagnostic tombe quelques semaines plus tard : pied tombant. Sherbatov n'a plus de sensations sous son genou gauche. Malgré trois opérations, il ne retrouve pas l'usage normal de sa jambe et doit faire une croix sur le hockey pendant près de trois ans. D'innombrables heures d'entraînement dans le gymnase et sur la patinoire, sous la supervision de sa mère, une ancienne patineuse artistique qui entraîne encore à ce jour des joueurs de la LNH, lui permettent néanmoins d'adapter sa mécanique et de renouer avec son rêve.
« Je ne glisse pas, je frappe la glace », note celui qui encore aujourd'hui est incapable d'effectuer un virage brusque vers la droite. « Si je commence à glisser, c'est là que je perds l'équilibre, ça shake. Il faut que je vole! »
Si son handicap le contraint dans la vie de tous les jours à porter une prothèse l'aidant à marcher, il est toutefois libéré de celle-ci sur la patinoire puisque son patin gauche agit à titre de support.
« Quand je suis dans mes patins, surtout mon patin gauche, j'oublie tout. Je n'ai pas de handicap, je n'ai rien. Je suis heureux », confie Sherbatov, dont la version anglophone du livre est justement titrée My Left skate : The extraordinary story of Eliezer Sherbatov.
« C'était vraiment dark »
À son retour au jeu, Sherbatov perce la formation Midget AAA du Rousseau Sports de Laval-Bourassa à sa deuxième tentative, termine au sommet des meilleurs pointeurs de son équipe et remporte la Coupe Jimmy-Ferrari, remise aux champions du circuit. Les portes de la LHJMQ et du vestiaire du Junior de Montréal s'ouvrent à lui dès la saison suivante.
Après un stage de deux saisons dans le circuit Courteau complété avec le Drakkar de Baie-Comeau, Sherbatov fait son deuil de la LNH et quitte à l'âge de 19 ans pour la France, où il espère amorcer un parcours qui le mènera jusque dans la KHL. Après des escales à Neuilly-sur-Marne, puis à Astana et Atyraou au Kazakhstan, il devient le premier Israélien de l'histoire à jouer dans la KHL lorsqu'il se joint en 2017 au club slovaque HC Slovan de Bratislava.
Sherbatov deviendra ensuite capitaine de la sélection israélienne, à qui il offrira une visibilité partout où sa carrière professionnelle le mènera. Son arrivée en Pologne en 2020 pour se joindre au club d'Oswiecim, la ville où se situe l'ancien camp de concentration nazi d'Auschwitz où près d'un million de Juifs ont trouvé la mort durant l'Holocauste, lui attire cependant un lot de critiques qu'il n'attendait pas.
« Je ne pouvais pas me concentrer sur le hockey. C'était tellement gros comme nouvelle, on en parlait partout à travers le monde. Jour, après jour, après jour, il y avait des caméras à l'aréna. [...] Tu vois des photos [du camp de concentration], tu vois le rabbin qui dit que tu es une disgrâce. Mais moi, au contraire, je suis venu montrer que les Juifs, on est forts, qu'on est là. Le backlash qui m'a frappé, c'était tough. En plus, il n'y avait pas de partisans [à cause de la COVID]. C'était vraiment dark. J'habitais tout juste à côté de la rivière où il y a eu tellement de morts. J'étais drette-là. Tous les matins, tu te réveilles, tu regardes ça... »
Pour Louna et Tuvia
Après la Pologne, Sherbatov s'établit seul dans la ville ukrainienne de Marioupol, où loin de sa conjointe Somaly et de ses deux jeunes enfants Louna et Tuvia, le mal du pays s'est déjà emparé de lui lorsque la Russie envahit le pays en février 2022. Sa fuite vers la frontière polonaise, au cours de laquelle il a craint pour sa vie, a été racontée en détail au Québec dans les jours qui ont suivi, notamment dans les pages de La Presse, et fait l'objet du dernier chapitre du livre.
Plus de six mois plus tard, Sherbatov confie être affecté par un syndrome post-traumatique découlant de cette énième épreuve. Son quotidien est depuis peu meublé de « plus de hauts que de bas ».
« Au début, je n'étais pas fonctionnel du tout. Je ne pouvais pas parler. Après ça, j'ai commencé à être fonctionnel, mais je n'étais pas présent. J'étais avec mes enfants, mais je ne les voyais pas », se désole celui qui n'a pas hésité à solliciter l'aide de professionnels de la santé.
« C'est un traumatisme que j'ai vécu. Pendant quatre jours, je pensais que j'allais mourir. Je ne suis pas gêné et je ne devrais pas l'être de dire que j'ai vu des professionnels. J'en vois encore. Je me sens mieux et c'est ça le plus important. »
Pour l'instant, il n'est pas question que Sherbatov n'aille nulle part. Entraîneur spécialisé pour de jeunes hockeyeurs lavallois dans le gymnase et sur la patinoire la semaine, il endosse une fois le week-end venu l'uniforme des Marquis de Jonquière de la Ligue nord-américaine de hockey (LNAH), avec qui il a déjà joué ses deux premiers matchs. Mais, avant tout, il est là pour Louna et Tuvia.
Debout et fort.
« C'est de ça dont je suis le plus fier. C'est là que je vois que je suis aussi fort que mes parents. »