De Malvern au Qatar, les écueils et sacrifices de Kamal Miller
MONTRÉAL – Durant une journée particulièrement productive du mois de mai 2004, la police de Toronto a procédé à l'arrestation de 65 suspects associés au Malvern Crew, un gang de rue qui sévissait dans l'arrondissement de Scarborough. Les crimes qu'on leur reprochait allaient du simple vol qualifié au trafic de drogue et à l'importation d'armes.
« On a eu sept meurtres sur les bras dans les trois premiers mois de 2004 », résumerait plus tard, dans une entrevue au Globe and Mail, le directeur du District 42.
Aujourd'hui aux prises avec la plaie de la gentrification, Malvern avait des problèmes d'une toute autre nature à régler il y a 20 ans. Dans un article titré « Streets of Fire », un mois après l'extinction des gyrophares ostentatoires dans ses rues, le magazine MacLean's mentionnait que 19% de sa population vivait sous le seuil de la pauvreté. En 2005, le conseil municipal de Toronto a identifié le quartier comme l'une de ses 13 priorités dans un plan d'action qui visait à réformer ses secteurs les plus sous-développés.
C'est dans ce coin chaud et défavorisé de la Ville Reine qu'a grandi Kamal Miller.
Le défenseur du CF Montréal déballe ses souvenirs comme s'ils appartenaient à quelqu'un d'autre. « Beaucoup de jeunes à mon école primaire et secondaire ont grandi avec une mère monoparentale qui combinaient deux jobs, qui partaient avant même qu'ils soient levés le matin et qui rentraient durant la nuit. Ils devaient se débrouiller tout seuls, carrément. »
« Kamal ne parle pas de ce genre de choses », nous avait préalablement prévenu Patrice Gheisar, un entraîneur de soccer de la région de Toronto que Miller décrit comme « la première personne à m'avoir fait croire en moi. »
Pourtant, dans une généreuse entrevue réalisée avant le début des éliminatoires de la MLS, l'athlète de 25 ans a baissé sa garde et s'est ouvert sur son enfance, ses écueils et les sacrifices qui lui ont permis de libérer un potentiel qui aurait facilement pu être avalé par la rue et la pauvreté.
« Il y a des gars qui se mettaient dans le trouble avec la police, qui finissaient dans des gangs. Il y en a d'autres qui voyaient plus loin que ça et qui passaient par le sport ou l'éducation pour tenter de s'en sortir. »
– T'es-tu déjà retrouvé à la croisée des chemins? Es-tu déjà passé proche de prendre la mauvaise direction?
– Moi, pas nécessairement. Très jeune, je crois que je savais ce que je voulais et ce que je ne voulais pas être. Ce n'est pas les mauvais exemples qui manquaient dans ma famille, j'avais vu des cousins et des oncles empêtrés dans des problèmes légaux. Je me souviens de journées passées au palais de justice où je les voyais avec les menottes aux poignets. Je ne voulais pas vraiment marcher dans leurs traces. »
Et c'est balle au pied que Miller a réussi à s'éloigner des influences néfastes.
« Tout le monde autour de moi respectait ma décision. Souvent, à l'école secondaire, les amis avec lesquels je trainais me disaient : "Ok Kamal, c'est l'heure de rentrer, t'as un entraînement plus tard ce soir". J'étais malgré tout bien entouré. Je n'ai jamais trouvé cool l'idée d'aller de l'autre côté. »
Problèmes potentiels
Le soccer pour éviter les problèmes, donc. Mais pour véritablement s'offrir une meilleure vie? L'accès à l'enseignement supérieur, le salaire dans les six chiffres, les voyages, la reconnaissance internationale... Miller n'avait jamais pensé à ça avant de rencontrer Patrice Gheisar à l'âge de 14 ans.
« Ça serait faux de dire que je ne jouais que pour le plaisir, mais je n'avais aucune vision à long terme. C'est lui qui m'a fait réaliser que j'étais assez bon pour me rendre n'importe où je voudrais aller. »
Gheisar est le directeur de la haute performance au Vaughan Soccer Club. Un peu par hasard, il s'est retrouvé à la tête de l'équipe U14 dont Miller faisait partie juste avant la finale de l'Ontario Cup. Très vite, il est devenu plus qu'un entraîneur pour le jeune adolescent.
« Kamal était un garçon qui l'avait eu dur, mais il avait le cœur sur la main et il adorait jouer. Jamais je ne l'ai vu sourire autant que sur un terrain de soccer, se souvient Gheisar. Dans la vie de tous les jours, il était plutôt discret, il se mêlait de ses affaires. Mais sur le terrain, il se transformait, sa personnalité irradiait. »
Miller était un défenseur doué. Gheisar pouvait l'utiliser comme latéral pour exploiter sa vitesse autant que dans la charnière centrale pour profiter de son gabarit. Son sang-froid avec le ballon impressionnait aussi son coach. Pendant un temps, son talent seul l'a placé au-dessus de la mêlée. Mais des carences dans son dossier laissaient envisager des difficultés à passer un certain cap.
Premier problème potentiel : la forme physique. Parce qu'il venait d'un milieu modeste et qu'il était souvent laissé à lui-même, Miller s'alimentait mal et traînait en conséquence un surplus de poids.
« Je n'oublierai jamais le jour où, au tournoi de Disney [où les joueurs sont évalués par les universités américaines], après que je lui ai demandé de manger plus santé, il s'est présenté à une rencontre avec un gros cruchon de Sunny Delight », se bidonne Gheisar.
« J'entendais beaucoup de commentaires sur son poids à l'époque. C'est vrai qu'il était un peu plus gros qu'il aurait dû l'être, mais les gens ne réalisaient pas que Kamal n'avait pas les moyens de se faire une bonne salade. Il mangeait ce qui était à sa portée. »
Quand il a compris que les portes des écoles de la NCAA pourraient s'ouvrir devant lui, Miller s'est retrouvé confronté à un autre obstacle face auquel le guide alimentaire canadien ne lui serait d'aucune aide. Son dossier académique était rédigé à l'encre rouge. Deuxième problème potentiel.
« Quand on a fait le bilan de ses notes, il avait une moyenne générale de 55% à la fin de la dixième année, témoigne Gheisar. Pour être admissible, il n'avait pas le choix de la monter de 15, 16%. »
« Je n'avais jamais envisagé aller à l'université avant d'en arriver à ce point, atteste Miller. Tout au long de mon secondaire, je m'étais contenté de prendre les cours les plus faciles. Tout d'un coup, rendu en 11e année, je me retrouvais dans des classes de 9e année pour rattraper le temps perdu. »
Miller a dû prendre des cours de soir et des cours d'été. Il estime qu'à chacune de ses quatre dernières sessions, il a dû s'inscrire à « six ou sept » cours plutôt que les quatre qui étaient requis afin de faire le plein de crédits.
« Aucun doute qu'il y a eu des moments où je ne croyais pas y arriver. C'était difficile pour moi, à cet âge-là, d'accepter que je devais rater une pratique ou un match pour rester à l'école. Mais je suis très fier de l'avoir fait. Si ce n'était pas du soccer, je ne sais pas ce que je ferais aujourd'hui. Rien d'autre ne m'intéressait. »
Juste valeur
Miller a finalement été accepté à l'Université de Syracuse. Il y a débuté 25 matchs dès sa première année et a été désigné capitaine pour ses deux dernières. C'est dans ce contexte que s'est tamisée, sans jamais s'éteindre complètement, la flamme intérieure attisée dans l'obscurité de son parcours.
« C'est quelque chose qui ressortait beaucoup quand je l'ai connu, souligne Martin Painter, qui a dirigé Miller pendant deux étés au K-W United FC, un club de la défunte Premier Development League (PDL). Il était très intense, très émotif. On voyait qu'il y avait un feu qui brûlait en lui. À cet âge-là, c'était un de nos défis, d'essayer de l'amener à canaliser ces émotions le plus possible. »
« C'est vrai, reconnaît Miller, amusé, quand on lui relaie cette citation. J'ai toujours été un gars émotif. Ce que je ressens dans le vestiaire, je l'amène sur le terrain. Si j'ai une mauvaise journée, qui sait ce qui peut arriver à l'entraînement! Ça m'arrive encore d'en mettre un peu trop sur un tacle ou de m'emporter contre un adversaire. Je veux tellement gagner que j'ai parfois de la misère à me contrôler. Mais je me suis amélioré. »
Après ses quatre saisons à Syracuse, Miller a dû attendre au 27e rang du repêchage de la MLS avant d'entendre son nom. Il ne l'a pas pris. Pendant sa première année à Orlando, il admet qu'il a joué avec comme motivation principale de faire regretter à ses dénigreurs de l'avoir sous-estimé.
« À un moment donné, j'ai réalisé que ça m'empêchait d'avancer plus qu'autre chose. À partir du moment où j'ai lâché prise, j'ai senti que j'ai atteint un autre niveau et j'ai commencé à être apprécié à ma juste valeur. »
Depuis deux ans, Miller est un élément indispensable de la défense du CF Montréal. Il a représenté l'équipe cet été au match des étoiles de la MLS. Il fera assurément partie de l'équipe canadienne qui entrera officiellement dans la cour des grands à la prochaine Coupe du monde.
Que lui reste-t-il à prouver?
« À chaque étape de sa vie, il y a eu quelqu'un pour lui dire qu'il ne réussirait pas, peste Gheisar, son mentor. Pour moi, c'est ça l'histoire de Kamal Miller. "Tu es trop flashy avec la balle, tu ne réussiras pas. Tu n'es pas assez vite ou pas assez gros, tu ne réussiras pas. Tes notes ne sont pas assez bonnes, tu ne réussiras pas." Tout le monde avait une bonne raison de croire qu'il ne gagnerait pas sa vie avec le soccer. Mais ce qu'ils avaient oublié de mesurer, c'était la taille de son cœur. »
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