Les premiers pavés. Les premiers monts. Alors que certains se retrouvent à essayer de tuer le temps dans une quarantaine décrétée dans le désert, d’autres s’éclatent sur un vélo dans des conditions merdiques. Ah, ces Flahutes qui ne rechigneront jamais à courir dans la pluie, le vent, le froid, sur des routes défoncées et sur tout ce qui peut ressembler à une pente dont le nom finit en «-berg». Et qui ne pensent jamais aux pauvres intendants qui doivent se charger de la corvée de lavage ou à ces pauvres mécanos qui, dans le fond d’un bus d’équipe, tard le soir, vont s’escrimer à nettoyer jusqu’au simple maillon de chaîne pour pouvoir donner le lendemain matin à leur protégés une monture digne de ce nom. Les héros ne sont pas toujours sur la route.
C’était un peu avant midi, à Gand, en plein cœur des Flandres. 175 coureurs représentants 25 équipes attendaient qu’on les lâche à travers la Belgique pour se disputer la première classique de l’année. Difficile de dire qui des suiveurs ou des coureurs étaient les plus impatients. En tout cas, n’essayez pas de me faire croire que vous, vous ne l’attendiez pas avec impatience, celle-là. On scrute la date depuis la fin de saison l’an passé, on rêve de ces pavés tout au long de l’hiver, et au fur et à mesure que le jour approche, on n’en peut plus de ce temps qui ne passe pas assez vite. Pour un peu, on viendrait à en faire un calendrier de l’avent. Puis, c’est enfin parti. Les premiers pavés. Les premiers monts. Et ces doux noms qui sont de la musique aux oreilles de tout amateur : Berendries, Kappelmuur, Bosberg. Ne mentez pas, je sais qu’un frisson vous parcourt l’échine, le même que celui qui m’a traversé en voyant Stuyven et Lampaert tout donner pour monter le Muur de Grammont, ce raidard que l’on reconnaîtrait entre mille. Ces enchaînements de virages depuis le village de Geraardsbergen, le petit muret, à gauche de la route, qui borde la route pavée, puis ce virage vers la gauche, la caméra qui tourne vers la droite en suivant les échappées, et la chapelle de Onze-Lieve-Wrouw qui apparaît dans le décor. On est proche du mythe, tout proche. En tout cas, on est bien dans les Flandres, cette terre de cyclisme toujours prompte à nous donner de belles parties de manivelles.
Et des parties de manivelles, on en a vu quelques-unes sur ce tracé du Het Volk. Bon, je sais qu'en évoquant le vieux nom du Omloop, je parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Et si Montmartre en ce temps-là accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres, la course d'ouverture de la saison belge, catégorisée World Tour depuis 2017, a toujours sourit aux enfants du plat pays. 56 victoires sur 63 courses, ça laisse peu de miettes pour les autres. Y avait-il des raisons pour que ça change cette année ? Avec 51 Belges inscrits sur la liste de départ pour 175 coureurs, on ne fera pas beaucoup d'argent en misant sur la victoire d'un coureur du plat pays. Certains, plus à même à prendre des risques avec leur argent, ont sans doute crû aux chances de Matteo Trentin d'aller signer une première victoire sous ses nouvelles couleurs de la CCC. Le orange lui sied bien, en tout cas, même si dans un coin de sa tête, il aurait tant voulu parader sur les routes belges avec un joli maillot irisé. Au moins, on ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir essayer. Parti avec sept autres compagnons dans le Rekelberg, ils se retrouvèrent un de moins lorsque Jonas Rutsch, le jeune Allemand de 22 ans de la EF, lâcha prise. Il restait alors une soixantaine de kilomètres et sept monts à gravir. Bizarrement, le peloton leur donna de la corde, et de plus en plus, à part de ça. Bizarrement, parce qu'on n'avait pas non plus des pieds de cèleri devant : Trentin, donc, mais aussi Stuyven, Declercq, Teunissen, Lampaert, Frison et Andersen. Du rouleur, quoi. Alors, ces sept mercenaires continuèrent leur petit bonhomme de chemin, comme si plus rien ne pouvait revenir de l'arrière. Et en effet, de l'arrière, rien ne revint. La faute à la Deceuninck qui, pour protéger ses ouailles de devant, dépêcha Kapser Asgreen en tête du peloton pour enterrer les ambitions. Quand on a le vainqueur de la course du lendemain qui joue l'équipier modèle, ça vous en dit long sur la profondeur de l'équipe belge. Les kilomètres défilaient, les monts aussi. Wolvenberg, Molenberg, Leberg, Berendries, Elverenberg-Vossenhol. Tout doucement, on se rapprochait. Lentement, mais sûrement. Puis, une petite ville apparut à l'horizon, en même temps que le soleil. L'atmosphère se remplit d'excitation à chaque kilomètre parcouru. On était au pied du Muur, et l'échappée se délita lentement. Un, puis deux, puis trois. Puis Trentin, qui ne pouvait rien faire de plus pour accrocher Lampaert et Stuyven qui, inexorablement, s'autoproclamèrent hommes forts du jour. Le vice-champion du monde garda autant que possible les trois hommes de tête dans sa ligne de mire une fois franchit le Muur, histoire de garder vivant un mince espoir de victoire. Trois ? Oui, trois, puisqu’Andersen s’accrochait comme un beau diable à la bonne échappée. Il restait une quinzaine de bornes et le Bosberg à franchir. Rien n’y fit. Matteo ne reviendra jamais.
Il n’était donc plus que trois. Trois hommes à pouvoir prétendre commencer leur printemps de la plus belle des manières. Et des trois, aucun n’était né de la dernière pluie. Pour preuve, après 185 kilomètres de course, on avait devant un double vainqueur d’À Travers la Flandre (Lampaert), un vainqueur de Kuurne-Bruxelles-Kuurne (Stuyven) et un autre de Paris-Tours (Andersen). À Ninove, au moment de lancer le sprint, le trio se transforma en duo. Andersen mit la flèche quelques centaines de mètres auparavant, sous les coups de boutoirs de ses compagnons d’échappée. Puis, aux 200 mètres, Lampaert lança le sprint. En vain. Jasper Stuyven leva les bras une fois la ligne franchie, la gueule marquée par la pluie, le vent, le froid. À lui le sourire, le podium et les célébrations. Aux autres, la souffrance d’une longue journée passée à rouler dans les Flandres, sur les premiers pavés, les premiers monts.
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