Par Jean Pagé (RDS) - Dorénavant, il nous faudra dire « chasser » la grenouille, puisque ce batracien venait ajouter son nom à la liste des gibiers du Québec. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, à la suite de l'ours noir, de l'orignal et du cerf de Virginie, s'inscrit le mot « grenouille » dans le Résumé des règlements de la chasse.

En effet, l'animal à sang froid est protégé par la loi. Il est interdit de chasser ce batracien sauf en saison. De plus, un permis doit être acheté par qui veut s'aventurer dans les marais dans le but de traquer si noble bête. Trêve de plaisanterie, ce furent les abus qui obligèrent les responsables de la conservation à agir ainsi, puisque les grenouilles étaient en voie de régression.

En ce qui me concerne, si j'associe le mot pêche à ce batracien qu'est la grenouille, c'est que pour la capturer nous utilisions très souvent une longue canne de bambou, à laquelle était attachée une longueur de ligne, cette dernière retenant un hameçon dont la pointe était dissimulée par une simple pièce de chiffon rouge, ou encore mieux une mouche dont les plumes avaient été effilochées par les truites d'un lac du voisinage.

Lorsque j'étais jeune, je n'aimais pas voir capturer les grenouilles de cette manière. Je ne sais pour quelle raison, mais les enfants considèrent les grenouilles comme des amies, et les voir se recroqueviller en tentant de se dégager de l'hameçon à l'aide de leurs pattes avant nous faisait frissonner.

À cette époque, la théorie selon laquelle les créatures à sang froid comme les grenouilles étaient plus ou moins sensibles à la douleur me passait bien haut au-dessus de la tête. Je préférais les chasser, ce qui me semblait moins douloureux, donc plus acceptable. Il suffisait de les approcher de l'arrière et de leur asséner un coup de rondin sur la tête alors qu'elles semblaient somno-ler au soleil. Mon geste n'était peut-être pas tellement délicat, mais leurs cuisses valaient bien l'effort et l'oubli de certains sentiments.

La méthode la plus intéressante, puisque cela devenait une véritable chasse, consistait à leur tirer une balle courte de calibre 22 ou le plomb d'une carabine à air comprimé, ou encore à leur décocher une flèche ou le caillou d'une fronde pour leur fracasser le crâne. Mais la façon la plus productive revenait aux sorties nocturnes, alors qu'immobilisées dans le faisceau d'un projecteur à piles, nous n'avions qu'à les « cueillir » d'un mouvement rapide de la main.

Au retour, les prises étaient placées une à une sur la bûche et mon père, d'un coup de hache, sectionnait les pattes arrière du tronc. Ma participation consistait à dépouiller ces tendres cuisses de leur peau, opération vraiment très simple.

Le régal du lendemain se préparait ainsi: les cuisses, qui avaient trempé dans l'eau toute la nuit, étaient bien essuyées, puis plongées dans du lait, saupoudrées de farine et enfin disposées dans une grande poêle en fonte où le beurre doré et l'ail brûlant les attendaient. Cette préparation parfumait notre petite cuisine de campagne, associant son arôme à celui émanant des cuisines des plus grands restaurants.

Du ouaouaron à la grenouille des champs

Nous possédons quelque vingt-quatre espèces de grenouilles au Canada. Celle qui nous intéresse est communément désignée ici sous le nom de ouaouaron (rana catesbeina) par les francophones et de bull frog par les anglophones; dans la langue de Molière, on dit grenouille-taureau. Vous connaissez tous ce batracien brun verdâtre dont les complaintes nocturnes, profondes et basses, vous ont endormi maintes fois. Bien des gens en raffolent, surtout à cause de ses énormes cuisses charnues dont la grosseur peut parfois rivaliser avec celle de ces maigres poulets que l'on nous sert en barbecue.

Comme second choix, parce qu'elles sont plus petites mais tout de même plus savoureuses, viennent les pattes postérieures des grenouilles des champs. Voilà une identification bien personnelle puisque ces dernières sont capturées dans les prés plus souvent qu'autrement. C'est en fait la grenouille-léopard (rana pipiens) verte ou brun pâle tachetée tout comme le félin auquel elle a emprunté son nom.

La grenouille et l'art culinaire

C'est un aliment d'une valeur exceptionnelle au plan de la saveur, tout en étant de digestion facile. Lorsqu'il est question de ce batracien sur le menu d'un restaurant, on y inscrit à peu près toujours la même préparation: « cuisses de grenouilles à la provençale ».

Pourtant les recettes sont nombreuses, en partant de la préparation de base des grenouilles. Il faut les écorcher, enlever les pattes arrière et les faire tremper dans de l'eau froide, que l'on doit de préférence renouveler à toutes les deux heures. Ceci à pour effet de les blanchir, de les attendrir et de les faire gonfler. On peut ensuite les apprêter ainsi:

À l'anglaise: enfariner, sauter au beurre et servir avec beurre maître d'hôtel'.
À la béchamel: sauter au beurre, ajouter du vin blanc et par la suite un peu de béchamels.
À la crème: sauter au beurre, ajouter un peu de vin blanc et de crème fraîche.
Aux fines herbes: sauter au beurre après les avoir enfarinées, napper avec le jus de cuisson additionné de jus de citron et servir garnies de persil.
À la provençale: poêler dans du beurre ou de l'huile les cuisses préalablement enfarinées et assaisonnées. Ajouter au dernier moment de l'ail écrasé et du persil haché.

Les cuisses de grenouilles peuvent aussi se préparer en beignets, au blanc, au gratin, frites, à l'indienne, à la lyonnaise, à la meunière, à la mire-poix, Mornay, à la niçoise ou poulettes.