Les 200 mètres qui relient l’édicule de la station de métro Saint-Laurent à la porte de l’Underdog Boxing Gym sont une véritable expérience en soit. En ce début de soirée de printemps qui se donne des airs d’été, un homme intoxiqué est étendu sur le trottoir de la Main, complètement ignoré par les passants beaucoup trop pressés de rentrer chez eux.

Ce court trajet a déjà été parcouru plusieurs fois, mais en cette journée bien précise, il rappelle pourtant plus que jamais à quel point la vie peut être fragile. Arrivé à destination, il reste encore quelques marches à descendre avant de mettre les deux pieds dans le gymnase.

Un petit coup de rouleau ne ferait certainement pas de tort sur les murs défraîchis de l’escalier. Des néons qui émettent un son perceptible éclairent ce vaste espace sans fenêtre où au moins une vingtaine d’inconnus s’entraînent.

Un apprenti boxeur enseigne à un plus jeune l’art d’esquiver un crochet de la main gauche. Une jeune femme frappe frénétiquement sur un sac de sable la hargne dans le regard. Même s’il y a foule, le virtuose des lieux est facilement repérable.

Son sourire accrocheur transcende. C’est d’ailleurs lui qui prendra l’initiative d’accueillir le journaliste qui foule l’endroit pour la première fois. Pour une raison difficilement explicable, il y a un petit quelque chose de spécial dans l’air.

Et le plus ironique dans tout cela, c’est qu’à peu près la quasi-totalité de tous ceux qui déambulent sur la rue Saint-Catherine, où est situé le club de boxe, ignore qu’un pugiliste à un gain d’un combat de championnat du monde s’entraîne au sous-sol d’un édifice commercial.

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À l’origine, rien, mais absolument rien ne destinait Dierry Jean à mener une carrière de boxeur professionnel. Orphelin à l’âge de sept ans, il était plutôt destiné à suivre les traces de son grand frère, qui a trempé dans la criminalité avant d’être déporté vers son Haïti natale.

Dans le poignant documentaire Underdog Plaza réalisé par Evan Beloff, Jean et certains de ses proches avouent que ses mauvaises fréquentations sont passées bien près de gâcher sa vie. C’est une rencontre fortuite avec l’ex-champion du monde Joachim Alcine, alors totalement inconnu du grand public, qui l’a fait dévier de sa destinée.

« C’était comme un rêve prémonitoire. J’avais rêvé que j’étais un boxeur et que j’étais bon », a raconté Jean au RDS.ca avant un entraînement la semaine dernière. « Joachim nous a demandé à un ami et moi si ça nous tentait de faire de la boxe. J’ai répondu oui en lui disant que j’y avais rêvé la nuit d’avant! J’avais environ 18-19 ans à ce moment-là. »

C’est dans ce contexte qu’il rencontre l’entraîneur Mike Moffa pour la première fois. Il s’agit évidemment d’un moment déterminant dans la vie des deux hommes, puisqu’ils collaborent étroitement depuis ce temps-là.

« Même s’il a commencé la boxe assez tard, j’ai tout de suite vu qu’il avait du talent », explique Moffa. « Lorsque je l’ai vu faire la pirouette de Prince (Naseem) Hamed la première journée, ça m’a tout de suite allumé. »

« Je lui ai ensuite fait faire un peu de sac et de mitaines et je me suis dit : ‘Wow, c’est un naturel!’ »

C’est vraisemblablement parce qu’il croyait tenir en ses mains un diamant à l’était brut que Moffa ne chassera jamais Jean de son gymnase malgré d’importants problèmes de jeu compulsif et d’alcool.

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Au milieu et à la fin des années 2000, le Groupe Yvon Michel (GYM) multipliait les petites cartes télévisées qui étaient présentées au Casino de Montréal. Jean était au nombre du contingent de boxeurs sous contrat avec le promoteur.

Étonnamment, ce ne sont pas ses vices en dehors du ring, mais bien les blessures qui ralentiront sa progression. Quand ce n’était pas un coude, c’était la mâchoire ou encore un genou qui l’empêchaient de gagner sa vie. Sans le sou, il a créché chez tout un chacun en attendant sa guérison.

Jean a éventuellement été largué par GYM, mais il n’est heureusement pas demeuré joueur autonome bien longtemps. Camille Estephan et sa firme Eye of The Tiger Management (EOTTM) l’ont rapidement repéré et surtout pris sous leur aile pour en faire l’une des pierres d’assises de l’entreprise.

« Je suis avec un plus petit groupe, mais nous commençons à prendre de l’ampleur », se réjouit Jean. « Les galas passent régulièrement à la télévision américaine, mais là, ce sera vraiment le temps de rayonner parce que mon combat contre Cleotis Pendarvis sera sur Showtime. »

« Les gros promoteurs avaient beaucoup de boxeurs et ils ne voulaient pas courir de risques. Dierry, ils l’ont tassé », déplore Moffa. « Camille a ramassé les miettes et c’est devenu personnel. Il a pris ce qui restait et est quand même parvenu à les amener au sommet. »

Sous l’égide d’EOTTM, Jean est devenu champion des poids super-légers de la NABA et de la NABF et s’apprête surtout à disputer un combat éliminatoire de la IBF à Miami en Oklahoma ce vendredi soir. Preuve du dévouement d’Estephan, il sera le promoteur de la soirée.

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La relation, tantôt harmonieuse et tantôt houleuse, entre Jean et Moffa est finalement au cœur des succès du boxeur québécois d’origine haïtienne. Chaque fois que l’élève déviait du droit chemin, le maître trimait dur pour le ramener. Normal que le respect semble infini.

« Mike n’a pas un passé professionnel impressionnant, mais chez les amateurs, il a battu des gars qui sont devenus champions du monde », mentionne Jean. « Il y a des entraîneurs qui deviennent bons parce qu’ils ont vu beaucoup de combats, mais Mike a tout vécu. Il sait c’est quoi recevoir un coup et reconnaît lorsqu’un boxeur est en danger. »

« Juste en le regardant, je sais quoi faire. Nous avons nos codes dans le ring. Lorsqu’il me dit quelque chose, je l’exécute immédiatement et ça marche pratiquement tout le temps. D’après moi, c’est le meilleur entraîneur au Canada. »

Homme de l’ombre, Moffa est évidemment touché par les compliments, mais préfère plutôt expliquer que ce sont les athlètes qui le font bien paraître. Il pense que c’est peut-être son immense expérience amateur qui le distingue de ses confrères.

« J’ai étudié tellement de boxe : les Russes, les Cubains… j’essaie d’amener ça dans mon gymnase », avoue Moffa. « Mais reste que Stéphan Larouche et Marc Ramsay sont vraiment les meilleurs. Ils ont des athlètes extrêmement talentueux, mais quand même… »

« Jean Pascal, Lucian Bute… Dierry fait partie de cette ligue-là. Ce sont des athlètes disciplinés, mais aussi des naturels. Antonin Décarie et Éric Lucas ont fait beaucoup de sacrifices pour arriver au sommet, mais Dierry, c’est vraiment plus que ça. »

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Déjà surnommé « mini-Jean Pascal » depuis longtemps, Jean ambitionne d’égaler son niveau de notoriété pour que les amateurs reconnaissent son talent après tant d’années d’efforts.

« Je veux que tout le monde me voie pour être comparé aux meilleurs », avoue Jean. « Après vendredi, je veux que les amateurs pensent immédiatement à moi lorsqu’ils parlent de boxe. »

Ce n’est évidemment pas une victoire aux dépens de Perdarvis qui lui permettra d’arriver immédiatement à ses fins, mais gageons que le virtuose de l’Underdog sait plus que quiconque qu’il faut pleinement profiter de chacune des chances que la vie nous offre.