MONTRÉAL – La vue du centre-ville de Montréal était superbe. Jonathan Goulet, qui avait décidé de se suicider ce soir-là, n’en avait jamais vu une aussi belle.

« C’est probablement ce qu’on voit quand on arrive par le pont Victoria, ou encore quand on revient du casino par le pont de la Concorde. Mais moi, j’étais plus proche et en hauteur. C’était magnifique. »

Goulet, un ancien combattant de l’UFC avec 36 combats professionnels à son actif, était assis tout en haut d’une immense grue qu’il avait escaladée sur un chantier du quartier Griffintown. Ses pieds pendaient plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol. Ses mains agrippaient une mince tige de métal, le seul obstacle qui le séparait d’une chute mortelle.

Avec la lune d’octobre comme seul témoin, il voulait lâcher prise.

« C’est quelque chose qui est vraiment trippant, faire du bungee, mais là il n’y avait pas de corde. Je voulais me lancer dans le vide, je voulais tomber tête première en bas. C’est ce que je voulais », raconte sans filtre l’homme de 39 ans.

Après une brève réflexion, il se rétracte.

« Dans une dépression, en tout cas selon mon vécu, tu ne veux pas sauter, tu ne veux pas te pendre. Ce que tu veux, c’est arrêter de souffrir. Moi j’étais rendu au point où mon cerveau me faisait mal. Tout mon corps me faisait mal, mes muscles me faisaient mal. Je me levais le matin, j’avais de la douleur, de la douleur partout. Ça n’avait rien à voir avec le sport que je faisais avant. C’était juste, chimiquement, c’était dégueulasse. La seule façon dont je pouvais sortir de cette douleur-là, c’était d’ouvrir la cage et de mourir. J’avais mal. Tout ce que je voulais, c’était arrêter de souffrir. »

Dans une autre vie, Goulet avait été connu comme le « Road Warrior », un surnom qui lui avait collé à la peau à force d’accepter des combats impossibles, sans préavis, dans des environnements inhospitaliers. « Et j’allais dans ces terrains hostiles sans homme de coin, seul avec mon " baluchon " », se souvient-il.

Crâne rasé, yeux de fauves, biceps saillants, Goulet était un dur. Combattant volontaire et courageux, ces qualités l’ont mené à ses plus enivrants succès, mais aussi à ses plus violents échecs. Deux de ses quatre victoires à l’UFC lui ont valu un chèque récompensant l’auteur du combat le plus spectaculaire de la soirée. Il a aussi pendant longtemps été la victime du K.-O. le plus rapide de l’histoire de l’organisation, une humiliation de six secondes contre l’Américain Duane Ludwig.

Sa bravoure et sa personnalité attachante en avaient fait une personnalité appréciée au sein de sa profession. Mais deux ans avant de considérer la mort comme la seule issue possible, rien de tout ça ne lui importait. Il venait d’entrer dans la trentaine, avait 23 victoires à sa fiche et des admirateurs partout en Amérique, mais la portée de ses accomplissements lui échappait complètement. La façon dont avait pris fin son parcours athlétique – un K.-O. brutal aux mains de l’Ontarien Chris Clements – le couvrait de honte et sa transition vers la vie « normale » le paralysait d’angoisse.

Sans éducation et sans trop savoir quoi faire pour gagner sa vie, le nouveau retraité a sournoisement été entraîné dans le tourbillon de la dépression, une descente de laquelle il a bien failli ne jamais remonter. 

Le tunnel

La dépression s’est invitée très tôt dans la vie de Jonathan Goulet.

« Malheureusement, quand j’étais adolescent, j’ai eu une vie assez difficile à l’école, à la maison. Je me faisais battre. Je me faisais battre à l’école, je me faisais battre – je vais le dire, je m’excuse maman! – par ma mère. C’est une très bonne femme, une femme aimante, mais qui était mal outillée pour l’époque. J’ai vécu la dépression à ce moment-là. J’avais à peine 10 ans et j’avais une arme de chasse dans ma bouche. Je voulais mettre fin à ma vie à ce moment-là. »

Quand la maladie est venue lui payer une deuxième visite, la première réaction a été la fuite.

« La semaine après mon dernier combat, j’étais sur les bancs d’école et je travaillais comme un fou pour pouvoir avoir mon diplôme [d’étude secondaire]. Après, je suis allé travailler en aéronautique et même là, aussitôt que j’avais l’occasion de faire du temps supplémentaire, j’en faisais. Je pense que je faisais 90 heures par semaine, facile. C’était comme ma façon de fuir ma déception. Parce que moi, je planifiais faire 50 combats. J’espérais devenir millionnaire comme Georges St-Pierre, tu sais? On a tous un petit rêve américain comme ça. »

Enlisé dans l’épuisement, Goulet est entré dans une phase de déni. Sa colère, fomentée par des conspirations imaginaires, ne lui faisaient voir que des ennemis. Dans son isolement, les réseaux sociaux sont devenus le porte-voix par lequel il expulsait sa rage.

« C’était vraiment bizarre, ce que je faisais là-dessus. Ce n’était pas vraiment des appels à l’aide, c’était inconscient. J’étais juste fâché. Il y avait toujours quelque chose qui se passait. J’avais vraiment un gros problème d’attention. »

Ses amis ont tous tendu la main, mais aucune n’a su l’atteindre. Le chanteur Dan Bigras l’a contacté pour lui conseiller d’aller chercher de l’aide, mais il ne l’a pas écouté.

« Je n’avais pas de problème. Ils en avaient tous un », se revoit-il raisonner.

L’alcool, même consommé modérément, engourdissait le malaise. Les jeux vidéo le déplaçaient « vers une autre planète, un monde virtuel. » La solitude était devenue la solution.

Jusqu’à cette nuit d’automne dont il ne voulait plus voir la fin.

« Ça faisait un bout de temps que ma vie était comme en noir et blanc. Quand je suis arrivé en haut de la grue, je me suis assis complètement à l’extrémité en me tenant sur une barre de métal. Tout était comme en noir et blanc, mais il y a une tour, je ne me souviens plus de son nom, mais son sommet est une espèce de pyramide avec des lignes illuminées. Cette journée-là, les lignes étaient roses. Tout était rose. Et le rose m’a fait penser à ma fille. C’est là que je me suis dit " Woah, qu’est-ce que je fais là? ". »

« Mon père est décédé en 1985 et encore aujourd’hui, je le pleure, a réalisé Goulet, qui a raconté son histoire pour la première fois à son ami Olivier Aubin-Mercier en entrevue au Canadian Gangster Podcast. Quand j’étais en haut, j’ai pensé à ma fille. Je ne pouvais pas lui faire ça. Surtout qu’il n’y avait aucun message, aucune vidéo, aucun adieu. Je ne pouvais pas faire ça à ma fille. Ça fait que je suis revenu sur terre, de la bonne façon. »

La lumière

Le pire avait été évité, mais Goulet n’était pas encore au bout de ses peines.

« J’ai toujours été un boute-en-train. Mon idole, c’est Patch Adams. Je ne suis pas un vrai clown, mais je suis quelqu’un qui veut toujours faire rire. Rire, c’est beau, c’est la vie. Quand je vois que quelqu’un est trop triste, dans mon entourage, je m’arrange pour le faire rire, au risque de me faire mal pour arriver à mes fins. Mais là ça faisait quelques semaines, voire des mois, que je ne faisais plus rire personne. Un jour un collègue est venu me voir, il a mis sa main sur mon épaule et m’a dit : " Jonathan, habituellement tu nous fais rire... Qu’est-ce qui se passe? Parle-moi ". Et là je suis parti à pleurer. »

Gentiment, on lui a fait comprendre qu’on ne voulait plus le revoir tant qu’un médecin ne le jugerait pas apte à reprendre le travail.

« Ça a été le début de ma guérison. Il y a un tout un cheminement qui a suivi, d’autres affaires qui se sont passées. Mais c’est là que j’ai compris que je n’étais pas invincible. »

En 2014, après une rupture amoureuse, Goulet a repris la direction du gym. À la vue de ses vieux coéquipiers, il a compris qu’on s’était ennuyé de lui et que les frictions qui avaient attisé sa rancœur n’étaient que le fruit de son imagination. Il a aussi réalisé que ses idées noires circulaient beaucoup moins librement quand il roulait sur les tapis de jiu-jitsu.

« Même pendant ma carrière professionnelle, je ne me rendais pas compte que l’entraînement me rendait de bonne humeur. Je ne me rendais pas compte que ça m’aidait à évoluer dans la vie. Ça m’a pris du temps à revenir à l’entraînement après ma dépression. C’est mon ex, qui est boxeuse, qui me motivait, qui me poussait à aller m’entraîner, parce qu’elle savait que ça m’aiderait. C’est seulement à la fin de notre relation que j’ai fini par l’écouter et là je me suis dit : " Attends un peu, mais qu’est-ce qui se passe? ". J’ai lu des livres là-dessus, j’ai découvert ce qui se passait dans notre cerveau avec l’activité physique. C’est là que l’entraînement est devenu ma petite pilule de bonheur. »

C’est aussi là qu’a commencé à germer l’idée de paver la Route des Guerriers, une initiative que Jonathan Goulet est aujourd’hui prêt à déployer pour venir en aide aux personnes embourbées dans la détresse. En plus de la formation qu’il suit pour devenir cascadeur professionnel et des cours qu’il donne au Tristar Gym, le natif de Victoriaville travaille à la conception d’une série de capsules bilingues, produites pour le web, qui mettraient en vedette des gens de tous les milieux qui, comme lui, ont survécu à la dépression grâce aux arts martiaux.

« Ça fait longtemps qu’il y a quelque chose qui m’appelle vers ce projet-là, mais je n’avais jamais rien fait pour que ça se développe. J’ai toujours eu peur que mes futurs employeurs ne veulent pas m’engager parce que j’ai déjà vécu la dépression. J’ai toujours eu peur du jugement des autres. Je craignais qu’on voit un danger que je demande d’arrêter de travailler parce que je suis en dépression ou que je ne veuille pas faire de temps supplémentaire parce que c’est dangereux pour une dépression. J’avais vraiment peur de témoigner, mais crime, il faut le dire. Il faut en parler. »

Goulet se dit que la Route des Guerriers aurait peut-être pu sauver Dave Gilmour, un ami qui s’est récemment enlevé la vie après avoir perdu son emploi. Son projet ne lui ramènera pas son ancien partenaire de pêche, mais il pourra accrocher ceux pour qui il n’est pas trop tard.   

« Moi, en ce moment, je dois toujours me battre contre la dépression, mais j’ai trouvé des trucs, donc je me bats moins fort qu’avant. Et un de mes trucs, c’est de m’entraîner, de bouger, de voir des gens. Ça, c’est un gros truc. Puis viennent les passions. Vivre de mes passions, c’est ce que je fais en ce moment. Je n’ai plus d’employeur. Je travaille pour moi-même, je démarre des projets. J’ai l’impression d’être utile. Tu sais, les humains, on n’est pas faits pour être seuls dans une cave. On est faits pour être en groupe. »

« J’aimerais pouvoir partager les témoignages de mes Guerriers au monde entier, montrer aux gens de la planète qu’il y a une solution. Si je peux aider des hommes ou des femmes à rester ici, avec ceux qui les aiment, je vais être content. Je vais vraiment être content. »

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