(RDS, collaboration spéciale de David Boutin) - Dix ans. Dix ans pour réaliser qui est ce pilote, cet homme, tragiquement rattrapé par un destin que certains décriront comme prévisible vu son métier et pour d'autres comme impossible tant le talent et l'aura d'Ayrton Senna était de dimension surnaturelle.

Les statistiques en disaient déjà très long sur le pilote. En un résumé rapide, elles nous donnaient un tableau élogieux de la détermination du brésilien. Ce qu'elles ne disaient pas cependant c'est que derrière ce casque jaune se cachait un homme timide, introverti, sensible et croyant.

Bien sur, le fait de mourir en piste, en direct à la télé, amène une toute autre dimension à ce que les gens gardent comme souvenir de quelqu'un. Un pilote de Formule Un, millionnaire du sport, perd la vie... Les évènements du 1er mai 1994 pourraient se décrire aussi simplement que cela. Mais alors pourquoi est-ce que dans son pays d'origine décrète-t-on un deuil national de trois jours? L'a-t-on déjà fait ailleurs pour un sportif? Probablement pas.

Non, il doit y avoir quelque chose d'autre. Dans un pays comme le Brésil pris avec de nombreux problèmes sociaux, rongé par une hyperinflation, une dette nationale se calculant en un chiffre qu'à peu près personne ne peu prononcer; Ayrton Senna représentait l'exemple que le Brésil pouvait gagner. Qu'avec une détermination hors du commun, il est possible de changer sa condition. Évidemment Ayrton était d'une famille relativement aisée mais justement, le fait qu'il fit tant pour les enfants pauvres de son pays ajoute un sens d'humanisme à sa détermination.

De son vivant, Ayrton fit plusieurs dons pour des causes humanitaires sans toutefois vouloir en tirer un profit médiatique, il le faisait par compassion uniquement. Julian Jacobi, son agent, relate l'anecdote suivante : « Il m'appela un soir, tard, en regardant la télé il venait de voir un évènement tragique en Yougoslavie. Il me demanda d'envoyer une somme d'argent importante sans que l'on sache que se soit lui. Il demanda la même chose à l'un de ses cousins sans que je le sache et c'est seulement après sa mort que je découvrit à quel point il était généreux avec son argent ».

Deux mois avant sa mort, il confia à sa sœur Viviane son désir de donner aux enfants du Brésil des opportunités de sortir du cercle vicieux de la pauvreté. Après la mort d'Ayrton, elle transforma le rêve de son frère en réalité en créant L'Institut Ayrton Senna. A ce jour, près de 100 millions dollars canadiens ont été donnés en son nom pour venir en aide aux enfants défavorisés du Brésil.

Les revenus de cette fondation viennent en grande partie des ventes de produits dérivés à l'image de Senna (5% de 150 millions $ CAN annuellement) et de commanditaires corporatifs.

On peut facilement imaginer qu'Ayrton en aurait fait autant de son vivant après une longue et fructueuse carrière et ce, avec la même détermination qu'au volant d'une F1. Ayrton semblait avoir ce don de tout faire avec une minutie et une concentration quasi-maladive. Simon Barnes, un journaliste du Times à Londres se souvient que parmi toutes les interviews qu'il a réalisées avec de grands sportifs une, une seule, le hante toujours.

1989, Grand Prix du Canada. Arrivé avec 30 minutes de retard, Ayrton s'approche près du motor-home de McLaren lieu prévu du rendez-vous. Ne trouvant aucun endroit pour s'installer convenablement, ils commencent l'entrevue appuyés contre le véhicule. À la première question, Barnes se voit confronté à un silence. Choqué, se disant, que le pilote se moque de lui, il lui vient à l'esprit d'enchaîner avec une deuxième question mais il réalise vraiment ce qui se passe. Ayrton vient de traduire la question dans sa tête et vient à de passer à la traduction de la réponse…

Le mot magique dans tout cela: penser!! Une vedette de sport qui pense avant de parler!!! Ça existe encore? Au pire, ça existait.

De ses réponses, on comprend mieux pourquoi cet air toujours un peu perdu dans ses pensées : « La victoire n'est pas suffisante pour étancher ma soif, elle ne sert qu'à ouvrir d'autres portes vers d'autres possibilités » , « Je ne peux essayer que des choses que je suis certain de réussir, mais en essayant, je découvre parfois que je peux faire plus encore », « Quand j'atteins ma limite, et elle est souvent plus haute que celle des autres, je cherche à la pousser encore plus loin, je veux me battre moi même ».

A cela on ne peut qu'ajouter qu'Ayrton Senna était en Formule Un pour d'autres buts, d'autres sensations, d'autres expériences que ses collègues.

La victoire seule lui donnait ce qu'il recherchait. Tout obstacle n'était qu'incident de parcours pour arriver a ses buts. En ce sens, on ne peut lui reprocher de cacher ses objectifs. A l'issue du Grand Prix du Portugal de 1992, l'interviewer de la télé internationale lui demande ce qu'il pense du fait qu'Alain Prost a spécifié dans son contrat Williams pour 1993 que Senna ne pouvait se joindre à l'équipe, sa réponse: « Alain agit comme s'il participait au 100 mètres en exigeant que tous les autres courent en souliers de plomb et lui en souliers de course, c'est mon opinion et c'est tout ».

A une telle question aujourd'hui, qui ne serait probablement pas posée de toute façon, on recevrait sûrement un laconique « No comment ».

Paradoxalement, lors de situations précaires il n'hésita pas à porter secours à d'autres pilotes. À Spa, il courût à toutes jambes vers son co-équipier Michael Andretti après une violente sortie de piste, même chose avec Martin Brundle à Monza. Après le terrible accident qui mis fin à la carrière de Martin Donnelly aux qualifications de Jerez il décrocha la pole, en conférence de presse, les yeux remplis d'eau il laissa échapper ses émotions sans retenu. Après l'accident fatal de l'Autrichien Roland Ratzenberger le 30 avril 1994, il se précipita sur les lieux du drame. Il voulait comprendre, savoir, analyser. Les officiels du circuit lui firent cependant savoir qu'il n'avait pas d'affaires là, choqué, il rentra aux puits convaincu de ne pas rester immobile vis-à-vis la fatalité.

Point culminant, ce matin du 1er mai 1994 après la mort de Ratzenberger, la veille, Ayrton entre au circuit d'Imola avec l'impression que la journée sera longue et difficile. Le meeting des pilotes avant la course le voit faire une sortie en règle à propos des nouveaux règlements et surtout envers la voiture de sécurité sensée contenir les voitures en cas d'accident. Dix ans plus tard, on sait maintenant avec certitude que cela à jouer un rôle primordial dans la tragédie du 7e tour.

Malgré la pression exercée par les événements de la veille et le fait que Michael Schumacher possède déjà 20 points au championnat et lui 0, il est confiant de remporter sa 42e victoire et Ayrton, le couteau entre les dents, a tout de même l'attention de monter dans sa voiture avec un drapeau autrichien qu'il exhibera en l'honneur de son collègue, premier pilote à mourir lors d'un week-end de course auquel il participe.

Le destin imposera que le seul autre drapeau qu'il brandira sera celui du Brésil, recouvrant son cercueil à Sao Paulo quelques jours plus tard. Ce jour là, quand nous avons vraiment commencé à connaître l'homme derrière le masque.

La deuxième partie de la trilogie d'Ayrton Senna sera publiée mercredi.