Par Daniel Cyr (Pole-Position) - Il est toujours difficile de comparer un pilote ou une époque. Ayrton Senna fut-il le plus grand pilote de Formule 1 de l'histoire ? Comment pouvons-nous évaluer le talent des Juan-Manuel Fangio, Alberto Ascari, Jim Clark, Jackie Stewart à celui d'Ayrton Senna ? Impossible de répondre à cette question en toute objectivité. La technique de pilotage était différente, les monoplaces d'hier n'avaient aucune commune mesure à celles pilotées aujourd'hui dotées d'électronique et d'informatique. De plus, les circuits ne ressemblent en rien à ceux qui reçoivent les Formule 1 de maintenant.

De nos jours, le pilote automobile conduit une voiture plus performante et plus rapide qu'autrefois, il suit un entraînement physique rigoureux, exigé par les nouveaux standards de la Formule 1 dans les essais privés et les cases. Ayrton Senna a fait partie des grands, de cette race de pilotes qui ont marqué à tout jamais depuis 1950, par leurs prouesses, leur bravoure et leurs exploits sur la piste, le récit fabuleux de la plus prestigieuse discipline de sport automobile au monde.

Magicien en qualification...

Sur un tour lancé, le Brésilien n'avait pas d'égal. En 161 Grand Prix de Formule l, Ayrton Senna décrocha 65 pole positions. Il est le roi incontesté des qualifications. En 1985, il décrocha sa première position de tête lors du Grand Prix du Portugal sur le circuit d'Estoril au volant de la Lotus John Player Special à moteur Renault V6. Puis, lors du Grand Prix des Etats-Unis de 1989, il éclipsa le record du non moins légendaire Jim Clark en obtenant sa 34ème pole au volant de la McLaren MP4/5, propulsée par V10 Honda. Il y inscrivit un extraordinaire chrono de l'30"108, à une vitesse moyenne de 151,738 km/h sur ce circuit de 3,9 km, tracé dans les rues tortueuses de Phoenix. Ce virtuose des qualifications a ébloui la galerie par son pilotage édifiant, provoquant chez ses adversaires et auprès du monde de la course, une admiration sans borne.

Un tour lancé...

Il est impensable de rendre justice en mots à ce que ce magicien a pu accomplir en piste. Mais Ayrton Senna savait faire des mirades, il savait mieux que quiconque analyser chaque circuit, trouver le réglage parfait afin de pouvoir grignoter ces fractions de seconde qui font toute la différence pour une position sur la grille de départ. Pour avoir vu la scène se produire à maintes reprises, laissez-nous vous raconter un tour à la Senna...

Qualification du vendredi ou du samedi après-midi (à l'époque les deux séances comptaient encore !)... A l'intérieur de sa monoplace amenée au bout de la ligne des puits, Ayrton attend patiemment le feu vert. Lorsque le directeur de course donne enfin l'autorisation aux pilotes de se lancer en piste, Senna abaisse sa visière et, comme un fauve, s'élance à la conquête de la pole position. Le Brésilien fait un tour lent afin de repérer les pièges et de bien comprendre les caractéristiques du circuit. Il fait monter la température de ses pneus pour avoir une meilleure adhérence au sol. Puis, au moment de compléter ce premier tour, Senna voit au loin la ligne départ/arrivée et accélère, les vitesses s'enfilent les unes après les autres, il augmente la cadence, manie le volant comme on tient une rose, avec finesse et doigté ! Sa monoplace, qu'elle s'appelait Toleman, Lotus, McLaren ou Williams, ressemble à une feuille qui tombe de l'arbre, virevoltant de gauche à droite dans les virages. Peu importe le tracé, nous avions l'impression qu'il avait été dessiné à la mesure d'Ayrton Senna, sachant très bien que personne n'allait pouvoir à nouveau approcher ce pilote majestueux, absolument souverain en piste !

Son regard sans cesse en éveil, geste harmonieux, mais d'une rare vivacité, concentration extraordinaire lorsqu'il entrait dans un virage, pour en ressortir en un éclair. La voiture n'était pas rivée à un rail, elle était "simplement" pilotée par Ayrton Senna. Cette valse à plus de 300 km/h avait l'air facile. La gomme des pneus peinturait la ligne de course parfaite. Ainsi Senna savait faire sortir des entrailles de sa machine le maximum de ce quelle pouvait offrir, profitait de ce dépôt de gomme pour coller davantage à la piste, poussant son engin aux extrêmes limites vers un nouveau record. Metteur au point hors-pair, Ayrton était capable de trouver l'ajustement parfait au millimètre près, changeant de quelques degrés l'angle de son aileron arrière ou avant, pour aller chercher cette dixième de seconde supplémentaire qui allait faire toute la différence pour l'obtention de la pole position.

Il démontrait une force, une énergie farouche sans pareille, qui se lisait nettement sur son visage. Ce baroudeur de la F-1 aimait les tracés très techniques, mais aussi très coulés, aux revêtements parfaits, qui convenaient à merveille à ses qualités, conduisant constamment sa voiture avec sang-froid et détermination. Agile comme un serpent, Senna atteignait des chronos qui laissaient perplexe et songeur ses adversaires complètement médusés par les prestations de ce prodige. Une question revint sans cesse sur les lèvres à cette époque : comment fait-il ? Ayrton Senna conduisit ses bolides avec une adresse incroyable, roulant parfois sur une lame de rasoir, il prenait parfois des risques absolument insensés pour combler le retard sur un autre, et si toutes les manoeuvres ne réussirent pas (parlez-en à Alain Prost !), mille fois plus nombreux ont été ses succès.

Ayrton Senna aimait toujours être en avant du train de voitures...Mais lorsque celui-ci se retrouvait derrière un retardataire, il n'utilisait pas seulement l'aspiration de ce dernier pour le dépasser, il misait aussi sur sa fougue légendaire, fortement intimidante envers ses opposants, vedettes ou non du "Grand Cirque". Senna était comme cela, un battant refusant de s'en laisser imposer par qui que ce soit. Il défendait toujours fièrement sa position en course, tel un chevalier, et n'abandonnait la partie que lorsque la mécanique le forçait. Mais pour les autres pilotes, prendre la place de Senna n'était pas une mince affaire, donnant souvent le sentiment que la piste lui appartenait et que les autres devaient suivre. Que ceux qui s'émerveillent aujourd'hui d'un dépassement d'Hakkinen sur Schumacher se souviennent que ces manoeuvres étaient courantes pour le natif de Sao Paulo.

La guerre Senna-Prost...

Durant sa camère, Senna eu plusieurs démêlés avec les Piquet, Mansell et Prost. Mais c'est surtout ses deux accrochages de 1989 et 1990 au Grand Prix du Japon avec le Français qui ont marqué les mémoires. Malgré les agressions envers Prost sur le circuit de Suzuka, aucune sanction ne sera retenue contre lui, en dépit des coups de colère du président de la FIA de l'époque Jean-Marie Balestre. En 1988, les deux pilotes au volant des hyper-dominatrices McLaren MP4/4 à moteur Honda remportèrent 15 des 16 courses du calendrier, avec Senna (8) et Prost (7 victoires). Cette année-là, Senna devint non seulement détenteur du plus grand nombre de victoires en une saison, mais aussi des pale positions, avec un total de 13 dans une même année. La qualité exceptionnelle du pilotage d'Alain Prost poussa largement Ayrton Senna à se surpasser et devenir meilleur. Cette motivation de battre son coéquipier à chaque course permit à Senna d'aller aux limites du possible. Lorsque Senna était en plein contrôle de ses moyens, personne ne pouvait le vaincre. Il disait alors : « aussi longtemps que je courrai, je ressentirai ce besoin de gagner, d'être près de la limite. » Malgré leurs luttes, on peut dire que Senna contribua à la renommée de Prost, et vice-versa !

Un maestro sous la pluie...

Ayrton Senna était aussi très à l'aise sous la pluie, malgré l'aquaplanage il continuait de rouler à un rythme d'enfer. Dans ces conditions là également, il n'avait pas d'adversaire à sa hauteur. Ce champion d'exception donnait très rarement l'impression de forcer. Pas de freinages brusques ni de contre-braquages acrobatiques, la limpidité de ses trajectoires contrastait avec la brutalité des autres pilotes. Il déployait un tel génie et tant d'adresse qu'il démoralisa plus d'un équipier !

Tout lui semblait facile, tel ce Grand Prix de Monaco 1984 où, sous une pluie diluvienne, il partit 13ème sur la grille de départ au volant d'une Toleman-Hart, la voiture de ses débuts en Fl. Senna remonta un à un des concurrents au volant de voitures supérieures à la sienne. Au moment où Jacky Ickx, directeur de course, décida d'arrêter le meneur Alain Prost et le reste de la meute au 31ème tour, signifiant que la course était terminée, Ayrton Senna était en voie de réaliser l'impensable : gagner sur une Toleman. Cette prestation inouïe de Senna, 2ème sur les talons de Prost, lui valut beaucoup d'admiration auprès de ses pairs. Il remporta l'année suivante, encore sous la pluie, sa toute première victoire en Grand Prix au volant d'une Lotus, sur le circuit d'Estoril au Portugal. « Tant que je serai compétitif, tant que j'irai de l'avant, je piloterai. Le jour où il me manquera un centième de seconde, je planterai tout », disait-iL

Quand le destin frappe !

« Certains ont écrit que suis immortel parce que dieu me protège. Je peux me blesser ou mourir dans un accident, je le sais. » L'année 1992 confirma la grande forme des Williams-Renault et de ManselL 1993 fut également très dure pour Senna qui avec sa McLaren-Ford et malgré tout son talent ne pouvait rivaliser avec les Williams-Renault d'Alain Prost et Damon Hill. Malgré tout, Senna remporta pour la 6ème fois le Grand Prix de Monaco (record pour longtemps encore en vigueur !). Puis, Senna obtint pour la saison 1994 le siège laissé vacant par Prost.

Le Brésilien savait fort bien que la Williams-Renault avait le potentiel de lui donner un 4ème titre mondial et de se rapprocher du record de 51 victoires de Prost. Mais la saison 1994 débute mal, il domine le GP du Brésil avant de partir en tête-à-queue et caler son moteur puis à Aïda, au Japon, le GP du Pacifique se termine pour lui dès le premier virage, dans un accrochage avec la Ferrari de Larini. Après ces piètres performances, Senna arrive avec la motivation d'inscrire enfin sa 42ème victoire en Grand Prix, à Imola. Mais la fin de semaine tourne au cauchemar pour l'ensemble du sport automobile. Rubens Barrichello se blesse le vendredi et Roland Ratzenberger perd la vie aux qualifications du samedi. Senna, profondément affecté par ces deux accidents, réussit malgré tout à décrocher sa 65ème pole position.

Inutile de revenir sur sa tragique disparition le lendemain, dimanche 1er mai 1994. Senna, victime d'une Williams incontrôlable (6 ans après, l'enquête a tout juste permis de démontrer l'évidence : la direction a sans doute cédé), heurta de plein fouet le mur de béton de la courbe Tamburello, ne laissant aucune chance au pilote, le plus doué de sa génération et pour toujours au livre d'or du sport automobile.

Grands Prix disputés: 161
Victoires: 41
Pole positions: 65 (record)
Records du tour: 19
Tours en tête: 2984
Kilomètres en tête: 13600
Points marqués: 614
Champion du monde en 1988-1990-1991


Ce texte a été publié dans le magazine Pole-Position, le seul magazine québécois de course automobile.
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