MONTRÉAL – La forte dose de café turc qu’il venait d’ingurgiter était probablement la seule chose qui lui permettait de se tenir debout, la tête embrumée par près de deux jours sans sommeil. Néanmoins, Matthew Robins était assez lucide pour savoir qu’il ne rêvait malheureusement pas.

Le soleil matinal de décembre était l’unique source d’éclairage des installations où on venait de le conduire. L’« aréna », vieux d’une cinquantaine d’années, était entouré de gradins en béton d’une couleur similaire à l’épaisse fumée de cigarettes qui lui irritait les yeux. Les bandes en bois laissaient voir plus de trous que le style papillon d’Ilya Bryzgalov et étaient, à chaque extrémité du rectangle qu’elles formaient, surmontées par un grillage tenu en place par d’imposantes pôles métalliques. Les vestiaires, découvrirait-il un peu plus tard, servaient à peine vingt ans auparavant d’abri contre une éventuelle attaque à la bombe.

Robins se doutait bien que le dépaysement serait majeur lorsqu’il s’est laissé convaincre, moins d’une semaine plus tôt, d’aller passer l’hiver à Subotica, dans le nord de la Serbie, avec le mandat d’aller prêter main-forte au programme de hockey mineur local supporté à bout de bras par Uros Brestovac. Mais pris au dépourvu par la simplicité du décor qui s’offrait à lui, le Montréalais, encore engourdi par le décalage horaire, s’est demandé où il avait bien pu aller se fourrer les pieds.

« Ma première impression n’a pas été très positive, c’est vrai, reconnaissait récemment le jeune entraîneur. Mais une fois qu’on commence à patiner sur cette surface, avec le ciel qui nous sert de toit, on se dit qu’on ne veut plus jamais connaître rien d’autre. Comme ils disent là-bas, c’est la Classique hivernale à chaque jour. »  

Une nouvelle perspective. Tous ceux qui se sont lancés aveuglément dans l’aventure de Hockey Sans Frontières, un organisme québécois qui vise à favoriser le développement du sport et de ses bienfaits dans les pays où on ne croirait jamais voir une paire de patins, vous feront comprendre bien assez vite que c’est le plus précieux souvenir qu’ils en ont ramené.

Robins a reçu la prophétie devant une tranche de gâteau, quelques minutes après qu’on l’eut tiré du lit pour le plonger dans le chaos de sa première journée à Subotica. Dans un petit café où l’enveloppait une imperceptible cacophonie, un homme s’est approché et lui a fait une prédiction qui l’a fait sursauter dès qu’elle lui a été traduite, mais dont le souvenir lui arrache aujourd’hui un léger sourire d’approbation.

« Tu ne viens pas ici pour enseigner le hockey, mais bien pour en apprendre davantage à propos de la vie. »

La renaissance du hockey

À 23 ans, un diplôme universitaire encore tout chaud en poche, Matthew Robins était parfaitement positionné lorsque Hockey Sans Frontières est arrivé dans sa vie comme une passe parfaite sur sa palette il y a un peu plus d’un an. Craig Klinkhoff venait de refuser, à contrecœur, l’offre de Fred Perowne, l’un des fondateurs de l’organisme qui cherchait des jeunes prêts à poursuivre la tradition, mais il était persuadé que le projet pouvait intéresser son bon ami.

Le temps d’aller faire aiguiser ses patins, Robins était à bord d’un avion qui allait le déposer à Budapest, où un conducteur le récupérerait pour l’amener tout juste de l’autre côté de la frontière serbo-hongroise. Pendant quatre mois, il a délaissé son implication auprès des Wings de Westmount pour donner un coup de main à Brestovac, un ancien joueur professionnel qui supervisait presqu’à lui seul l’apprentissage d’une centaine de jeunes joueurs. Il a aussi eu l’occasion de porter les couleurs du club senior local.

Robins n’a jamais usé ses lames autant que lors de son premier passage à Subotica. Chaque jour, la seule patinoire de la ville, qui pouvait former un miroir parfait lorsque la capricieuse mécanique de la zamboni voulait bien collaborer, était envahie par les jeunes recrutés un par un par Brestovac.

Hockey Sans Frontières« Uros a fait un travail formidable à partir de presque rien, louange Robins. Il est allé dans les garderies et les écoles pour offrir une paire de patins à tous ceux qui voulaient essayer. Au départ, il voulait seulement que les enfants tombent en amour avec le patinage. »

Puis un jour, Brestovac est arrivé à l’aréna avec des bâtons de hockey et a réservé la moitié de la glace pour ceux qui voulaient apprendre à manier la rondelle. Soudainement, les bambins qui se laissaient attirer par les rudiments du patinage avaient des modèles à suivre. Avec un peu d’effort, ils pourraient eux aussi traverser la ligne rouge et pratiquer avec les grands ce sport qui semblait si captivant.

« Présentement, il n’y a que six joueurs de 16 ans à Subotica, mais dans six ou sept ans, il y en aura une trentaine. C’est la renaissance du hockey en Serbie et nous en faisons partie! », constate fièrement Robins.

« Il existe une passion pour ce sport dans des coins si étranges... »

L’intérêt de Craig Klinkhoff pour Hockey Sans Frontières ne s’était pas évanoui – au contraire! – lorsque Robins lui a raconté les détails de son périple en ex-Yougoslavie. En juillet dernier, les deux inséparables ont fait leurs valises pour Ankara, où les attendait un entraîneur qu’Uros avait rencontré dans un séminaire en Finlande. Le but de leur séjour éclair : diriger un camp de hockey tout en prenant le pouls de la communauté qui s’était montrée intéressée à recevoir l’aide de HSF.

C’est l’histoire de Can Akar, le joueur turc qui l’a hébergé pendant sa semaine en Turquie, qui a ouvert les yeux à Klinkhoff.

Can a été initié au hockey sur glace par un ami qui commençait à s’en faire pour lui. Jeune homme aimable, drôle et poli, il avait étrangement commencé à délaisser le monde extérieur pour la réalité virtuelle de ses jeux vidéo, abandonnant l’école pour se tapir dans l’obscurité d’un appartement qu’il ne quittait même plus pour manger.

Dès que Can a accepté de se laisser traîner à l’aréna, le coup de foudre avec le sport national du Canada fut instantané.

HSF à Sarajevo« Il s’est inscrit dans un programme estival, a perdu 15 kilos, a arrêté de fumer et est retourné à l’école. Par-dessus le marché, il a fréquenté deux filles qui font partie de l’équipe féminine de la ville!, racontait récemment Klinkhoff, encore abasourdi. Il a complètement remis sa vie sur les rails et aujourd’hui, son rêve est de jouer pour l’équipe nationale de son pays. Et c’est possible qu’il y parvienne! »

« Nous avons tant à apprendre des personnes que nous rencontrons dans ces pays, a compris Robbins. Ils nous regardent arriver avec tant d’admiration et n’échappent pas un mot de ce qu’on leur dit, mais ils ne réalisent pas qu’ils nous en montrent beaucoup plus que nous pouvons leur en montrer. »

En janvier dernier, les deux ambassadeurs de HSF ont de nouveau traversé l’Atlantique. Accompagnés d’un caméraman, ils ont visité les Balkans pour tourner les premières images d’un documentaire qui pourra bientôt les aider à promouvoir la cause qui leur est chère.

« Tout le monde qui s’est rendu là-bas une première fois y est retourné par la suite, s’exclame Klinkhoff. C’est une expérience qui vous prend droit au cœur. Elle a un impact sur les communautés auxquelles on vient en aide, mais aussi sur la vie de chaque personne qui y participe. »  

Des gens et de l’argent

Hockey Sans Frontières grandit présentement grâce au dévouement des quelques curieux qui se laissent séduire par l’enrichissement à deux volets qu’il procure. Un bénévole qui accepte de s’exiler pour aller partager son savoir doit défrayer le prix de son billet d’avion. Rendu à destination, il est logé et nourri par les membres de la communauté qui l’accueille.

En parlant du programme au plus grand auditoire possible, Matthew Robins et Craig Klinkhoff souhaitent que leurs mots fassent fleurir les bourgeons de l’arbre qu’ils ont planté il y a quelques printemps.  

« C’est important pour nous de souligner que nous ne pourrons pas grandir sans le support financier de notre communauté, insiste Klinkhoff. Nous sommes une jeune organisation et nous parvenons pour l’instant à atteindre nos objectifs par nos propres moyens, mais nous espérons que des gens d’ici reconnaîtront la valeur de notre programme. »

Hockey Sans Frontières est donc à la recherche de nouveaux entraîneurs, mais aussi de mécènes pour la saison 2013-2014. Vous pouvez obtenir plus d’information sur leur site internet ou communiquer par courriel avec Matthew et Craig.