Une semaine sur les traces d’un recruteur
LNH lundi, 18 déc. 2017. 07:33 jeudi, 12 déc. 2024. 22:22SHAWINIGAN – Une à une, Luc Gauthier gravit les marches qui mènent à la passerelle de presse du Centre Gervais Auto de Shawinigan. Les visages que sa présence éveille une fois rendu au sommet lui sont tous familiers. L’homme de 53 ans a amorcé cet automne sa vingtième saison dans les arénas de la Ligue de hockey junior majeur du Québec.
Gauthier accepte une feuille de match et fait son chemin vers son siège, sa main droite aussi sollicitée que celle d’un politicien en campagne électorale. Puis à mi-chemin dans ses salutations, il s’arrête net.
« Ça, c’est le meilleur ami du scout », confesse-t-il en plaçant un verre de carton sous le bec de la machine à café.
C’est le début d’une longue semaine pour le recruteur des Penguins de Pittsburgh, vétéran d’une confrérie solidaire, mais où la solitude prévaut. Entre son départ de Sherbrooke en début d’après-midi et son retour à la maison quatre jours plus tard, il aura vu cinq matchs dans autant de villes différentes, de Québec à Drummondville avec un crochet vers Rimouski. Son périple lui aura fait voir plus de 2000 kilomètres de bitume, un voyage de routine pour les yeux des champions en titre de la coupe Stanley dans l’est canadien. À chaque saison de hockey, Gauthier estime utiliser son véhicule pour parcourir entre 35 000 et 40 000 kilomètres.
« Ça n’inclut pas le chemin que je fais quand je vais dans les Maritimes, précise-t-il. Là-bas, j’ai une voiture de location. »
Deux fois par mois, il envoie à ses patrons un compte de dépenses pouvant s’élever jusqu’à 4000$. Gauthier est l’un des douze dépisteurs amateurs à l’emploi des Penguins. Faites le calcul. Pour les équipes de la Ligue nationale, c’est le prix à payer afin de s’assurer qu’aucun joueur d’âge junior ne passe entre les mailles de son filet.
Gauthier accroche sa casquette au mur et prend place vis-à-vis la ligne bleue du territoire qui sera défendu deux fois ce soir-là par le Drakkar de Baie-Comeau. Dans le surplus d’eau fraîchement étendue par la surfaceuse se mirent les projecteurs dont l’éclairage est encore tamisé. Le match commence dans un peu moins d’une heure.
« Oh! C’est Fitzpatrick qui goal à soir... », remarque rapidement Gauthier en parcourant le programme de la soirée. Lucas Fitzpatrick, dont le frère Evan est un choix de deuxième ronde des Blues de St. Louis, prendra effectivement, pour la onzième fois de la saison, la relève du vétéran Mikhail Denisov dans le filet des Cataractes. Le Drakkar lui opposera Justin Blanchette, un autre jeune admissible au repêchage 2018 de la LNH.
« Les deux sont des réservistes qui ne sont pas faciles à voir. Je suis content, jubile Gauthier. Ça ajoute un petit quelque chose au match. »
Gauthier défait la fermeture éclair de son sac à dos et en extrait sa bible, un épais cahier noir contenant, dans l’ordre chronologique, toutes ses notes prises depuis le début de la saison. Il en écarte les couvertures pour faire apparaître deux pages blanches et se met au travail.
À gauche, Gauthier inscrit les combinaisons d’attaquants et de défenseurs de l’équipe locale. À droite celle des visiteurs. « Des fois, il y en a qui ont de ces noms, s’étonne-t-il sans interrompre sa retranscription. Regarde le numéro 12 et dis-moi si t’es capable de le prononcer! »
Une fois son tableau noirci, Gauthier s’empare de quatre marqueurs de couleur et finit de brosser le portrait de la soirée. En jaune, il surligne le nom des joueurs nés en 2000, ceux qui en sont à leur première année d’admissibilité au repêchage de la LNH. En bleu, il isole ceux qui ont été sélectionnés au mois de juin précédent. Le rose est réservé aux joueurs de moins de 17 ans qui ne seront pas accessibles aux équipes professionnelles avant l’année suivante. Finalement, les joueurs de 20 ans, les overaged, sont identifiés en orange. Seuls les joueurs de 18 et 19 ans qui n’ont pas été repêchés n’ont pas de couleur attitrée.
À la fin de l’exercice, le jaune prédomine dans les notes de l’observateur. « Deux équipes jeunes! », fait-il remarquer à un journaliste local assis à sa droite.
À 18h43, Gauthier dépose ses instruments et s’adosse contre sa chaise. Alors que les haut-parleurs crachent une musique tonitruante qui enterre la clameur grandissante s’installant dans les gradins, la sirène signale la fin de la période d’échauffement.
« Je suis prêt », annonce notre homme en prenant une gorgée.
Mandats multiples
En cette froide soirée de novembre, deux joueurs du Drakkar occupent une place de choix sur le radar de Luc Gauthier. En après-midi, il a reçu la confirmation par courriel que le défenseur Xavier Bouchard était suffisamment remis d’une blessure au haut du corps pour effectuer un retour au jeu. À 6 pieds 3 pouces et 190 livres, le jeune homme de Trois-Rivières attirera les regards d’ici la fin de la saison. Même chose pour son coéquipier Gabriel Fortier, un petit joueur de centre qui produisait à un rythme d’un point par match au moment de son passage en Mauricie.
Mais chez les Penguins, épier les faits et gestes des plus beaux espoirs toujours sur le marché n’est que l’un des nombreux mandats qui sont confiés aux recruteurs disséminés dans les arénas du monde entier.
À lire également
Sur la route de Shawinigan, Gauthier a décidé de prendre un moment pour donner un coup de fil à Alex D’Orio. Mis sous contrat par les Penguins après avoir été ignoré au repêchage de la LNH, le gardien des Sea Dogs de Saint John est incommodé par une blessure depuis une dizaine de jours. Au téléphone, il confie à Gauthier qu’on vient de lui administrer une injection de cortisone.
« Des fois, les jeunes se sentent isolés, oubliés dans le junior. Dans le fond, ce qu’on veut, c’est leur faire comprendre qu’ils font partie de la famille. Moi, je suis là pour leur donner un coup de main. S’il y a quelque chose, s’ils ont des questions, ils peuvent m’appeler. On veut créer un dialogue avec eux. Je ne suis pas là pour les punir ou leur taper sur les doigts quand ils jouent mal. »
Avec en tête le même souci d’encadrement, Gauthier gardera en soirée un œil sur le Slovène Jan Drozg, un ailier gauche repêché en cinquième ronde quelques mois plus tôt. Le lendemain matin, Bill Guerin, l’adjoint au directeur général des Penguins Jim Rutherford, aura accès à un rapport détaillé sur la progression de cet espoir de l’organisation.
« Moi, je dis aux équipes que ce sont d’abord et avant tout leurs joueurs, nuance Gauthier. Nous, on est là comme support. Si un entraîneur veut clouer un de nos prospects au banc, je n’irai pas le voir après le match pour lui dire de ne pas faire ça. Ils prennent les décisions qu’ils jugent être les bonnes pour leur équipe et nous, on s’ajuste en conséquence. »
Dans le cas de Drozg, le problème ne se pose pas. Sous le regard de l’espion des Penguins, c’est lui qui marquera le but qui donnera la victoire aux Cataractes en prolongation.
Les suivis de Gauthier ne se limitent pas au talent qui se trouve déjà dans sa cour. Deux fois par année, il doit remettre à ses patrons son évaluation des joueurs de son territoire qui appartiennent déjà aux trente autres équipes de la LNH. « Il faut être prêts à l’éventualité que l’un d’eux soit mentionné dans une offre de transaction », explique-t-il.
Au-delà de la patinoire
S’il est vrai que « le terrain ne ment pas », comme se plaisent à rappeler les entraîneurs pour justifier la gestion de leur effectif, pour Luc Gauthier il ne dit pas tout. Au-delà de tout ce qu’il peut observer sur la patinoire, une grande partie du travail d’un recruteur repose sur sa capacité à reconnaître les qualités et les travers de l’adolescent qui se cache derrière le joueur de hockey.
« Je crois beaucoup à ça, admet Gauthier. Ce ne sont pas des statistiques officielles, mais je dirais que 55 % à 60 % de l’évaluation que je fais d’un joueur est basée sur ce que je vois sur la glace. Le reste provient de toute l’information que je vais aller chercher autour. »
Gauthier établit d’abord une ligne directe avec les joueurs qu’il convoite. Avant de prendre la route pour sa visite imminente dans le 418, par exemple, il avait obtenu la permission de Philippe Boucher pour s’entretenir avec deux espoirs des Remparts. Quelques jours plus tard, il ira cogner à la porte du bureau de Dominique Ducharme pour lui faire une demande similaire en prévision de son prochain passage à Drummondville. Les entraîneurs, et non les agents, sont toujours la courroie de transmission qu’il privilégie.
« J’essaie de passer le plus de jeunes possible. C’est une partie de l’ouvrage que j’aime ben gros. Tu sais, on entend beaucoup parler de notre jeunesse, de tous ces enfants-rois., mais je peux te dire une chose : en vingt ans, les cas à problèmes que j’ai rencontrés sont vraiment rares. Les jeunes se présentent bien. À 17 ans, leur maturité est impressionnante. »
« J’essaie de mettre les jeunes à l’aise, d’avoir une discussion d’égal à égal avec eux, poursuit Gauthier. Je ne suis pas là pour les piéger ou les mettre dans l’embarras. Je veux juste les connaître un peu plus en tant que personne. Des fois, on ne parle même pas de hockey. J’essaie d’aller dans d’autres sphères. »
L’enquête ne s’arrête pas aux tête-à-tête avec les joueurs convoités. Afin d’optimiser la précision du portrait qu’il tente de brosser, Gauthier multiplie les appels et les rencontres en périphérie de la patinoire. Ces recherches l’aident à saisir la personnalité et le caractère du joueur qui se trouvent dans son viseur.
Parfois, les doutes entourant l’attitude d’un joueur pèsent bien davantage que ceux générés par ses habiletés athlétiques. Quand il sent que le jeu peut en valoir la chandelle, Gauthier n’hésite pas à altérer les proportions et à passer plus de temps au téléphone.
« Des fois, je peux parler à tellement de monde! Je t’ai dit 40 %, mais ça peut être plus que ça. »
Le coffre aux trésors des Penguins
Après deux périodes à Shawinigan, il est évident que Xavier Bouchard n’a pas retrouvé tous ses repères. Devant ce constat, Luc Gauthier se félicite d’avoir fait ses devoirs en documentant ses récents problèmes médicaux.
« Des fois, tu n’as pas toute l’information et tu te dis ‘Voyons tabarnouche, me semble qu’il ne l’a pas à soir’. Le lendemain, tu appelles le coach, tu lui poses des questions et il te dit ‘Écoute, il y a deux jours, le premier bonjour qu’il disait, c’était aux toilettes’. Ce sont des petits détails comme ça qui permettent de mettre les choses en perspective. Il y a beaucoup de choses à penser autour des matchs. Des performances, tu en vois des bonnes, tu en vois des moins bonnes... »
Gabriel Fortier aussi a connu de meilleures soirées, mais un de ses coéquipiers impressionne. « Pas mauvais, le petit... », remarque l’évaluateur en ajoutant une note sous le nom de la recrue de 16 ans Nathan Légaré, un choix de première ronde de Baie-Comeau.
« Le Drakkar est une équipe super jeune, ajoute Gauthier. Mets le petit Fortier avec les Remparts, ses chiffres seront peut-être meilleurs. Il faut vraiment se concentrer sur ce que l’individu fait sur la glace. Même s’il ne produit pas, il faut analyser ce qu’il fait. Le meilleur exemple, c’est Joseph Veleno cette année au sein d’une équipe en reconstruction. Si tu regardes ses statistiques, tu te poses des questions. Mais il n’y a personne pour jouer avec lui, ses coéquipiers ne sont pas à son niveau. C’est pour ça que moi, je ne suis pas un gars de stats. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est comment un jeune se comporte quand son équipe tire de l’arrière par deux buts. Comment il se comporte quand ça ne va pas à son goût? Est-ce qu’il continue à travailler ou bien s’il commence à ralentir? J’aime mieux essayer de trouver des éléments positifs comme ça que le voir marquer deux buts alors qu’il s’est trainé les pieds toute la soirée. »
Un joueur admissible au prochain repêchage passera une dizaine de fois sous les yeux de Gauthier au cours de la saison. Mais déjà, à la fin novembre, le recruteur d’expérience considère qu’il détient assez d’information pour dresser une liste assez précise de l’état des forces sur son territoire.
« Après trois ou quatre matchs, dont quelques-uns sur la route, j’ai une bonne idée. Il y en a que je commence déjà à éliminer. Par la suite, c’est du polissage. Je vais rentrer un peu plus creux dans le sujet. Si je juge qu’un jeune possède un coup de patin ordinaire, je vais y porter une attention particulière pour guetter une possible amélioration. Je m’attarde aux détails, aux points d’interrogation. Je veux voir de la continuité aussi. Et dans les événements comme la "Série Subway" (NDLR : l'événement s'appelle désormais "Série Canada Russie CIBC"), qui offrent un calibre plus relevé, comment réagira-t-il? »
La progression de chaque joueur scruté par Gauthier est immortalisée au gré des rapports qu’il compile dans un logiciel informatique conçu par la compagnie Hockey Tech. Au lendemain de chaque match, il passe environ une heure à enregistrer des notes chiffrées et de brefs commentaires dans un espace virtuel auquel ont accès, en temps réel, tous les employés du département des opérations hockey des Penguins. Sur une base quotidienne, une douzaine de nouvelles évaluations en provenance du Québec et des Maritimes sont emmagasinées dans la banque de données de l’équipe.
C’est dans ce véritable coffre aux trésors, qui recèle les secrets de l’une des meilleures organisations de la LNH, que Luc Gauthier cache jalousement « sa » liste, celle qu’il a établie au début de la saison et qu’il modifiera minutieusement jusqu’à la journée du repêchage. C’est sur cette liste que les Penguins ont trouvé leur premier choix au cours de deux des trois dernières années. Qui sait si le prochain ne se trouvait pas à Shawinigan ce soir?
Mais pour l’instant, Gauthier a d’autres préoccupations. La rumeur veut qu’il existe un raccourci qui pourrait lui permettre de sauver quelques minutes sur la route vers Québec et alors que les secondes s’égrènent au tableau indicateur, c’est cette information qu’il lui importe de confirmer. Quand vous passez tellement de temps derrière un volant que le garagiste qui s’occupe de vos changements d’huile vous envoie une carte à Noël, une économie de quelques kilomètres, et la nuit de sommeil prolongée qui en découle, peut être aussi précieuse qu’un choix de première ronde.
Jusqu’au prochain café. Jusqu’au prochain match de hockey.
* À lire mardi et mercredi sur le RDS.ca :
- Comment devient-on recruteur pour une équipe de la Ligue nationale?
- Le job de recruteur amateur n'est pas aussi facile qu'il en a l'air