À Orcières-Merlette, c’était compréhensible. La dernière montée vers la station de ski était trop courte et trop roulante pour que l’on fasse tout exploser, mais surtout, elle survenait après une étape qui n’avait pas eu de grosses difficultés pour entamer les corps. On pouvait être frustré ou déçu de cette montée au train à la vitesse d’un cheval au galop, mais pas surpris, non. Les Jumbo avaient vissé dès le pied de la montée et l’écrémage s’était fait par l’arrière. Certains comme Carapaz y perdirent surprenamment quelques dizaines de secondes, mais rien pour écrire à sa mère non plus. Au sommet de la Lusette par contre, alors que le peloton était encore composé d’une quarantaine de coureurs dont sans doute la moitié se demandait encore par quel miracle ils avaient pu basculer à 13 bornes de l’arrivée avec les meilleurs, il y avait de quoi se poser des questions. La Lusette, ce col de 11,7 kilomètres à 7,3 % de moyenne dont 2 kilomètres à 11 %, c’était l’occasion rêvée de placer une ou deux banderilles, histoire de voir qui serait touché. La Colmiane et le Turini étaient bien trop loin de l’arrivée l’autre jour pour faire quelques différences. Cette fois, on avait un beau morceau à se mettre sous la dent. Mais rien, pas même une miette. Et une quarantaine de bonshommes qui basculent ensemble au sommet d’un col de 1re catégorie à 13 kilomètres de l’arrivée.
Je ne suis pas un coureur cycliste et je ne le serai jamais. Je n’ai même jamais été proche de l’être. Je suis un simple cycliste du dimanche qui peine à monter une fois le Mont-Royal et heureux lorsqu’au mois de décembre mon compteur kilométrique indique plus de 3 000 bornes. Et lorsque les étapes du Tour se courent dans ma télé, j’ai le cul bien vissé sur mon fauteuil, une bien meilleure position que tous ces héros modernes que je respecte immensément. Je comprends bien aisément que les organisateurs proposent et que les coureurs disposent. Et au soir de cette 6e étape, je ne suis même pas si offusqué que ça de voir les favoris et les outsiders du Tour se neutraliser dans une montée pourtant propice à faire quelque chose. Les coureurs sont les seuls à décider ce qu’ils veulent faire de la course, comme dimanche dernier quand Tony Martin à réguler le peloton ou dans cette 5e étape sans échappée, et vous et moi n’avons absolument rien à y redire, et c’est tant mieux. Sur le vélo de Romain Bardet, il est écrit « Take the risk or lose the chance », comme une sorte de mantra. Mais hier, tout le monde a laissé passer sa chance. Parce que lorsque les INEOS se sont mis devant le peloton au pied de la Lusette, on a vite compris qu’ils n’étaient pas là pour lancer les hostilités. Quand des échappés qui ont plus de 150 bornes dans les jambes en tête reprennent du temps à un peloton dans un col, c’est que ledit peloton est loin d’être en surrégime. Alors que faisaient les INEOS? Ils ont acheté du temps à Egan Bernal. Dans la montée d’Orcières, le vainqueur sortant n’a pas semblé au mieux dans un des wagons du train Jumbo lancé à toute allure. Alors on a décidé de monter à notre propre rythme, bien loin de l’intensité d’il y a deux jours. Si moi, dans ma chaise de bureau devant mon écran d’ordinateur, je l’ai vu, tout le monde l’a vu. Et pourtant, on a laissé faire. Ou plutôt, on n’a rien fait. Il n’était pas question d’une lutte aux couteaux entre les favoris sur les pentes de la Lusette, ou encore des grandes manœuvres pour désigner le prochain nom à mettre sur la liste du palmarès du Tour de France. La course est encore bien longue et son parcours redoutable. Mais hier, alors qu’Alexey Lutsenko est allé chercher un bouquet qu’il ne pensait sans doute pas aller cueillir lorsque l’écart ne cessait de diminuer sous l’impulsion des coéquipiers du maillot jaune, il s’agissait peut-être d’éliminer l’un des deux gros favoris annoncés. Parce que si Bernal n’était pas au mieux, comme semblait le confirmer Bauke Mollema en haut du mont Aigoual, alors on a laissé passer une occasion en or de réduire la liste des prétendants. Et si le Colombien, profitant d’une magnanimité plutôt inhabituelle de la part d’un peloton de cyclistes professionnels plus enclin à sentir le goût du sang, s’envolait dans la troisième semaine, j’en connais certains qui boufferaient leurs cocottes de frein. Ceux-là auraient beau nous dire sur les Champs-Élysées qu’il n’y avait rien à faire, que Bernal était trop fort, il faudra alors leur repasser les images de cette 6e étape et de cette montée de la Lusette escaladée sur un faux train qui aura finalement sauvé les fesses du jeune leader de la INEOS. Oui, la course est encore bien longue et son parcours redoutable, mais à attendre le plus tard possible en essayant de ne pas perdre de temps, c’est comme jouer au poker pour tenter le tout pour le tout sur la dernière main, en haut de la Planche-des-Belles-Filles. Et à ce jeu-là, on sait que les meilleures cartes sont jaunes et noires. Certes, le Tour de France ne se gagne pas en première semaine et il n’y avait peut-être rien à y gagner hier, mais il peut se perdre. Et Egan Bernal ne l’a pas perdu.