Parler des classiques à ce temps-ci de l’année, c’est un classique. Parce que les jours rallongent et que l’inclinaison de cette bonne vieille Terre nous amène tranquillement vers une autre saison, on pense de plus en plus à sortir son vélo sur les routes asphaltées libérées de leur tapis de neige. Et quand on pense à ça, c’est que la saison des classiques approche. CQFD. Et comme tous les ans, on a hâte d’y être. Remarquez qu’on en parle généralement aussi en plein cœur du mois de janvier, alors que les kangourous et autres koalas prolifèrent sur l’Instagram des chanceux qui vont rouler de l’autre côté du monde. Parce qu’on a toujours ce sempiternel débat, à savoir quand est-ce que la saison cycliste commence vraiment : en Australie avec le Tour Down Under, première course World Tour de l’année, ou à la fin février, quand le Omloop Het Nieuwsblad pointe le bout de son nez dans le calendrier ? Je vais pas m’étendre non plus là-dessus, je crois déjà avoir donné mon avis sur la question dans un autre de ces billets. Mais oui, passé la moitié du mois de février, tout amateur de bicycle à pédales professionnel lorgne sur son calendrier. Et avant même d’avoir débuté, la saison des classiques se pose là, comme un sujet incontournable de toute discussion tournant autour du vélo. Elle hante les esprits de tous les amoureux de la petite reine, parfois même bien plus que la saison des grands tours, peut-être simplement parce qu’elle est le premier feuilleton d’une saison déjà débutée. Un feuilleton qui se suit comme une série à succès, qui se dévore comme le balado des amis de Radio Bidon (comment ça, vous n’êtes pas déjà abonnés ?), mais dont les épisodes reviennent bien plus souvent. Puis les classiques, ce sont toutes ces légendes qui se sont façonnées le cul vissé sur une selle pendant des heures, sur un terrain souvent hostile et une météo parfois à vous faire pleurer. Si ça peut vous faire plaisir, on peut ressortir des exemples. Même pas besoin d’aller chercher bien loin dans nos mémoires : le sprint monstrueux sur la via Roma entre Alaphilippe, Kwiatkowski et Sagan et cette photo incroyable; l’échappée en solitaire de Philippe Gilbert sur le Ronde; la chevauchée fantastique de Peter Sagan vers Roubaix; le retour désormais légendaire de Mathieu van der Poel sur l’Amstel; la montée du mur de Huy d’Alaphilippe; la collection de victoire de Valverde à Liège. Je continue ? Laissez-moi fouiller dans ma mémoire, je devrais bien y trouver quelques noms. Francesco Moser et ses trois victoires consécutives sur Paris-Roubaix; Bernard Hinault, ses chaussons à Roubaix et ses doigts gelés à Liège; Marc Madiot au Carrefour de l’arbre; Johan Museeuw et son genou; Sean Kelly et son palmarès… Après ça, vous viendrez me dire que vous n’avez pas hâte.
C’est donc à Gand, au cœur de ces Flandres marquées au fer rouge par le vélo, que va se donner le départ de la saison des classiques, comme à chaque année. La saison sera vieille d’un gros mois, mais dans la tête des suiveurs, c’est comme si ce qui s’était passé avant n’avait pas existé. Oubliés, Richie Porte et son Tour Down Under. Effacés, les souvenirs des belles courses autour de Valence. Mise aux oubliettes, la démonstration de Quintana sur les pentes du Mont Ventoux. Les vraies affaires commencent là, au nord de l’Europe, où la température vous donne envie de continuer à tourner les pédales à l’abri dans votre garage. Le Omloop et les premiers pavés, les premiers monts des Flandres, comme un prélude à ce qui s’en vient, une bande-annonce qui vous fait monter l’impatience de quelques coches supplémentaires. Puis, tout va s’enchaîner très vite : Kuurne, les Strade Bianche, San Remo et le retour dans le vent du Nord pour le plat de résistance où se succèdent Flandriennes et Ardennaises, peut-être les plus beaux écrins du cyclisme moderne. Parce que sur ces routes que n’importe quel quidam éviterait comme la peste, vous ne pouvez pas vous cacher, comme vous pourriez le faire une journée sur une course à étape. C’est peut-être pas le plus fort qui gagne à chaque fois, mais il n’y a pas de voleur inscrit au palmarès. Car pour gagner, vous devez être là à la fin, après une course souvent de plus de 200 bornes, dans la bonne échappée, et avoir traversé des parcours parfois plus épiques que la traversée de la Terre du milieu de Frodon Sacquet. Et une météo qui peut vous glacer les veines ou vous faire manger de la poussière. De toute beauté. Du vélo, du vrai, de celui qui va puiser dans les origines de ce sport qui peut tourner au masochisme au soir d’une de ces journées qui entrent dans les mémoires. Et dire qu’il y en a qui aiment ça. Et ils ont même un nom : les Flahutes. Des coureurs qui aiment le vent dans le pif, la pluie qui les rince toute la journée, et passeraient leur temps à bouffer des pavés et grimper des monts si on les laissait faire le calendrier UCI. Même qu’ils monteraient des monts avec des pavés, c’est dire si ces gens-là sont fous. Mais je connais pas grand monde qui ne rêverait pas d’en être un, moi le premier. Avoir cette agilité pour rouler sur des pavés mal taillés, cette explosivité qui vous emmène au sommet des monts en un éclair. Surtout, pouvoir toucher du doigt cette gloire qui vous donne un pavé pour récompense, et le saisir sur le podium avec la gueule pleine boue, souriant de toutes ses dents…