Une plaie à éradiquer
Combat lundi, 12 juin 2017. 10:25 lundi, 18 nov. 2024. 21:27*Ceci est le premier d'une série de trois reportages. Mardi, dans la deuxième partie, réactions du monde de la lutte amateure à une tragédie survenue il y a bientôt. 20 ans.
MONTRÉAL - Le 13 novembre 2015, un peu plus de 24 heures avant d’atteindre le point culminant de sa carrière, Valérie Létourneau a cru qu’elle allait mourir.
Elle s’était réveillée ce jour-là avec la peau sur les os. Le pèse-personne indiquait 120 livres. C’était peu - elle en pesait au moins quinze de plus à son arrivée à Melbourne quelques jours plus tôt - mais c’était encore trop. Il lui restait quelques heures pour en perdre cinq autres.
Dans sa chambre d’hôtel, Létourneau se fait couler un bain. Elle se déshabille, enfile une tuque et se laisse descendre jusqu’au menton dans une eau d’une chaleur presque insupportable. Elle en ressort vingt minutes plus tard et retourne s’étendre sur son lit, où on la recouvre d’épaisses couches de couvertures. Le manège vise à siphonner les dernières gouttes d’eau du corps de l’athlète de 32 ans. À ce stade critique, elle estime avoir besoin de 60 à 90 minutes pour suer chaque livre sacrifiée.
Létourneau n’a bientôt plus la force de faire la navette. Ses entraîneurs se mettent à la transporter du bain, dans lequel elle perd régulièrement conscience, à son tombeau de coton. Elle perd l’ouïe. Ses yeux commencent à la tromper. Sa voix s’estompe. « À un moment donné, ton corps commence à couper même les choses les plus basiques», remarquera-t-elle plus tard.
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Létourneau finit par atteindre le poids recherché, celui auquel elle doit s’enregistrer pour affronter le lendemain la Polonaise Joanna Jedrzejczyk, qui détient la ceinture de championne de la division des poids pailles de l’UFC. Son équipe et elle prennent la direction du Etihad Stadium où, sous l’effet de l’adrénaline, elle puise la force nécessaire pour se prêter à une ultime mascarade. Elle fléchit les biceps, esquisse son plus beau sourire et confronte belliqueusement sa rivale. Elle se montre forte. Derrière cette façade, l’alarme sonne.
« Quand je suis descendue de l’estrade, tout mon corps s’est mis à trembler, se remémore la Québécoise. Je ne me contrôlais plus. Je devais donner une série d’entrevues, mais je n’étais même plus capable de parler, j’arrivais à peine à marcher. J’ai réussi à me rendre à une chaise. J’avais tellement froid que j’avais l’impression que mes os cognaient les uns sur les autres. On m’a tendu un verre d’eau, mais je n’arrivais pas à le tenir. »
Un médecin note une pression artérielle anormalement basse - ce n’est que plus tard qu’elle apprend que le tensiomètre affichait 80/35 - et décide de l’envoyer à l’hôpital. Elle reçoit son congé après qu’on lui ait injecté le contenu de trois sacs d’une solution réhydratante par intraveineuse, une pratique pourtant interdite par l’UFC.
« C’était illégal, mais on ne pouvait quand même pas me laisser mourir. Il n’y avait plus d’autres options », constate-t-elle aujourd’hui.
« Cette fois-là, j’ai vraiment eu peur. Mes biceps, mes trapèzes, mes abdominaux se sont tous mis à cramper, je n’étais plus capable de bouger. Ça a duré une heure, une heure et demie. Mais je sais que le cœur est un muscle et pour avoir connu des culturistes, j’ai entendu des histoires. Quand ton cœur crampe, c’est fini. »
Chercher la solution miracle
En sports de combat, une histoire comme celle que Valérie Létourneau a accepté de raconter à RDS est presque banale. Depuis des décennies, lutteurs, boxeurs et pugilistes de tout acabit s’imposent un aller-retour en enfer à la recherche du moindre avantage compétitif sur un adversaire qui, espèrent-ils, n’aura pas eu la force de faire les mêmes sacrifices. Pour parvenir à s’inscrire dans la division de poids la plus basse possible, des combattants ont recours à la déshydratation extrême pour retrancher jusqu’à 30 à 40 livres à leur poids naturel, une masse qu’ils reprendront intégralement pendant la courte période tampon qui relie la pesée officielle au début de leur compétition.
L’arbitre Yves Lavigne, l’une des figures les plus respectées dans le paysage québécois des sports de combat, qualifie ce genre de pratique de « véritable plaie ». Son confrère américain John McCarthy a récemment déclaré qu’il s’agissait d’un problème plus dommageable pour la santé des athlètes que la consommation de produits dopants.
Pour « couper le poids », des coutumes classiques ont traversé les générations. Une visite au sauna ou une légère séance d’entraînement enfermé dans un survêtement en plastique demeure l’une des techniques les plus répandues. Lavigne se souvient des balbutiements de la scène montréalaise des arts martiaux mixtes, quand des combattants enduisaient leur corps d’un produit démaquillant dans le but d’ouvrir les pores de leur peau et ainsi favoriser la sudation.
La consommation de substances diurétiques, qui augmentent la production d’urine, ou de laxatifs, question d’activer la vidange des intestins, peut être une option envisagée. Dans le dernier droit du processus, quand l’atteinte de l’objectif n’est plus qu’une question de gramme, un combattant à la diète chiquera souvent une grosse boule de gomme et recrachera systématiquement la salive produite par la mastication.
Le désespoir peut pousser certains à rivaliser d’ingéniosité pour tenter de remplir leur engagement. En 2007, l’Américain Gabe Ruediger a tenté d’avoir recours à une irrigation du colon pour se débarrasser d’un lest indésirable lors de son passage à l’émission de téléréalité L’Ultime Combattant. En 2014, Cody Mckenzie n’a respecté la limite de poids qu’après avoir fait un don de sang à la veille de son combat pour l’organisation Battlegrounds MMA.
« Il y a toujours des croyances ou des modes qui partent, mais elles s’appuient rarement sur des faits ou des techniques recommandées, reconnaît Francis Fontaine, le directeur médical du Groupe Yvon Michel (GYM). C’est un gars qui va entendre parler d’une recette avec laquelle un autre a eu du succès… Tout le monde cherche la solution miracle. »
Le Dr. Fontaine a commencé à travailler avec Jean Pascal il y a une dizaine d’années. Avant d’être associé exclusivement à GYM, il a aussi assuré la supervision médicale d’événements d’Interbox et d’Eye of the Tiger Management. Il entretient également des liens étroits avec le mi-lourd de l’UFC Steve Bossé. Dans ses rencontres périodiques avec ses patients, il se fait un devoir de les sensibiliser aux risques associés aux commotions cérébrales et aux pertes de poids drastiques.
« Des fois, j’ai l’impression que ça passe un peu dans le beurre, déplore-t-il. On se bat contre une pratique qui a cours depuis des années. Règle générale, on recommande à un athlète de ne pas couper plus de 5% de son poids. Personnellement, c’est le maximum où je leur conseille d’aller. Mais pour eux, c’est quasiment un minimum. »
Des risques connus
À l’époque où il était le mi-moyen le plus dominant de l’UFC, Georges St-Pierre était considéré comme un combattant de taille modeste pour sa catégorie de poids. Hors-compétition, il prétendait peser entre 185 et 190 livres. À la veille de chaque défense de son titre, il faisait osciller la balance à 170 livres.
Une cure minceur de cette ampleur est plus que raisonnable en comparaison aux standards établis par d’autres combattants. Anthony Johnson, qui a récemment annoncé sa retraite après sa défaite en combat de championnat dans la division des mi-lourds, a déjà affirmé avoir fondu de 60 livres en deux mois avant d’affronter Dan Hardy chez les mi-moyens. Chris Weidman a déclaré avoir soustrait 32 livres à sa charpente en dix jours, dont la grande majorité dans les 24 dernières heures, pour affronter Demian Maia chez les poids moyens. Après avoir débuté sa carrière à 185 livres, Kenny Florian l’a terminée avec une défaite contre José Aldo dans un combat à 145 livres au terme duquel il avait dit avoir « goûté à une partie de ce que la mort avait à offrir. »
Scott Delaney n’a pas besoin qu’on lui énumère autant d’exemples. Selon les chiffres proposés par le directeur de la recherche pour le département de médecine d’urgence et la clinique de médecine sportive du Centre universitaire de santé McGill, même GSP allait trop loin.
« Toute fluctuation extrême du poids d’un individu, qu’on parle d’un gain ou d’une perte, peut avoir des effets dangereux. Un athlète qui perd entre 8% et 10% de son poids dans une période de 24 à 48 heures expose son corps à une certaine forme de risque », tranche-t-il.
Une longue liste d’incidents survenus au cours des dernières années vient appuyer les données du Dr. Delaney. Le site « Combat Sports Law » en a répertorié plus d’une quarantaine depuis 2013. Évanouissements, vomissements, fièvres, convulsions, problèmes respiratoires, pierres aux reins, ablation de la vésicule biliaire... autant de conséquences qui ont affligé des combattants qui ont senti leur corps les abandonner en tentant de repousser ses limites.
Certains n’ont pas eu droit à un simple avertissement. En 2013, le Brésilien Leandro Souza ne s’est jamais réveillé après s’être poussé à l’épuisement avant un combat qu’il devait disputer à Rio de Janeiro. Deux ans plus tard, le Chinois Yang Jian Bing, 21 ans, est mort avant la pesée de l’événement ONE Championship 35 aux Philippines.
« Le mois dernier, un Écossais est mort pendant qu’il s’entraînait avec un sweat suit », ajoute Francis Fontaine, faisant référence au décès de Jordan Coe, 20 ans, victime d’un apparent coup de chaleur fatal avant un combat de muay thai en Thaïlande. « À Pékin, on a vu des gars tomber en insuffisance rénale aigüe tellement ils étaient déshydratés. »
« La composition du sang se résume à deux choses : le plasma, qui est majoritairement composé d’eau, et les cellules qui lui donnent sa coloration rouge et qui transportent l’oxygène des poumons aux organes, explique Scott Delaney. Dans un corps en état de déshydratation, le sang devient beaucoup plus épais, comme une sorte de mélasse de laquelle les reins n’arrivent plus à filtrer aussi efficacement les déchets. C’est pourquoi dans plusieurs cas, ce sont les reins qui ressentiront le plus durement les effets de la déshydratation extrême. »
Pour la même raison, le cœur devra travailler plus fort pour envoyer le sang vers les organes et deviendra sujet à diverses défaillances.
« En imposant au corps des variations trop importantes de son niveau d’hydratation, on joue aussi sur son niveau de sel, ce qui peut créer des crampes musculaires et de l’arythmie cardiaque, développe le Dr. Fontaine. Les gars sont extrêmement faibles à la pesée. On le voit sur les photos, ils ont l’air de sortir d’un camp de concentration. Et ils s’en vont se battre 24 heures plus tard... »
La pensée magique
Le combattant qui parvient à compléter son plan de déshydratation sur ses deux jambes n’est pas sorti du bois. Dès que son poids officiel est homologué par la Commission athlétique chargée de régir son combat, une course contre la montre s’amorce dans la direction opposée. Le but : regagner les forces perdues avant que la cloche l’invitant à rejoindre son adversaire au centre de l’arène ne sonne le lendemain.
L’idée semble relever de la pensée magique. Une étude publiée en 2013 par le Journal of Strength and Conditioning Research et réalisée auprès de 40 combattants d’arts martiaux mixtes a révélé que 39% d’entre eux étaient toujours déshydratés de façon « significative » deux heures avant leur combat. Du lot, 11% étaient considérés dans un état de déshydratation « sérieuse ». Moins du quart des athlètes observés (23%) ont fourni un test d’urine démontrant un niveau d’hydratation jugé satisfaisant.
« Lors du processus de réhydratation, tout ne retourne pas instantanément où ça devrait aller. L’eau gonflera rapidement le ventre et les intestins, mais elle aura besoin de plus de temps avant de retourner dans le sang, les muscles et les tendons », explique le Dr. Delaney.
« On parle beaucoup des dangers de la déshydratation, mais une réhydratation trop rapide peut être tout aussi périlleuse, poursuit-t-il. Dans certains cas, l’ajout précipité de vingt livres d’eau dans le système peut provoquer l’enflure du cerveau et, conséquemment, un accident cérébrovasculaire et des dommages neurologiques importants. »
Contre Joanna Jedrzejczyk, Valérie Létourneau s’est vite rendu compte qu’elle était handicapée par les effets de sa coupe de poids.
« En général, je n’étais pas aussi explosive [qu’à l’entraînement], avait-elle décrit en entrevue à RDS quelques jours après sa défaite. Mes entraîneurs l’ont vu tout de suite. Mon temps de réaction sur certaines choses, mon jeu de pied aussi. Je voulais pousser plus, mais mon corps ne répondait pas. [...] Tu as le souffle plus court, les jambes plus lourdes et c’est sûr que chaque coup de pied qui entre au corps, tu le sens plus. Je me sentais lente pendant le combat. »
« Ces athlètes traversent un camp d’entraînement de huit à douze semaines, ils aiguisent leurs réflexes au maximum et malheureusement, dans la dernière semaine, ils vont tout gâcher, confirme le Dr. Fontaine. Ils se battent en situation de malnutrition et de déshydratation alors qu’ils se préparent dans des conditions optimales. C’est évident que le soir venu, ils seront plus lents. On entend souvent qu’un tel est sorti flat, qu’un autre n’avait pas de cardio. Le problème est ailleurs. »
Scott Delaney, qui est le médecin des Alouettes et de l’Impact de Montréal, consacre une partie de son expertise à la recherche sur les commotions cérébrales. Sans offrir de certitudes, il craint que le cerveau d’un athlète déshydraté soit exposé à des risques accentués.
« La première chose que l’on fait lorsqu’on opère au cerveau, c’est qu’on administre au patient une médication qui aspire l’eau qui l’entoure et immédiatement, on voit le cerveau rapetisser, illustre le spécialiste. On croit que le même phénomène se produit lorsqu’un athlète perd de l’eau en grande quantité. Et ce qui m’inquiète, ce sont les chocs qu’encaisserait potentiellement le cerveau une fois qu’il occupe moins d’espace dans la boîte crânienne. On pense que la coupe de poids par déshydratation extrême augmente les risques de subir une commotion, plus particulièrement dans les sports de combat. »
Létourneau affirme qu’elle a contracté une infection aux reins dans le mois précédant chacun des combats pour lesquelles elle a dû se soumettre à une perte de poids drastique. Après sa défaite contre l’Écossaise Joanne Calderwood, en 2016, les médecins ont détecté un taux d’enzyme irrégulier dans son foie. Un mois plus tard, tout était revenu à la normale. Néanmoins, il est pertinent de se questionner sur les effets à long terme que la répétition d’une telle pratique peut engendrer.
« En nutrition, des études démontrent qu’il est plus néfaste pour le corps humain de perdre vingt livres et de les reprendre à répétition que d’afficher un surplus de poids stable. Si c’est vrai pour une personne qui tente de perdre du poids, ça doit l’être tout autant pour un athlète qui se l’impose dans un dessein compétitif, raisonne le Dr. Delaney. C’est très dangereux et les conséquences peuvent être ressenties à court terme, mais également à long terme. »
« Avec le sport que j’ai choisi, il y a bien des choses dont je pourrais m’inquiéter! », s’esclaffe Valérie Létourneau lorsqu’on lui demande si l’avenir la préoccupe. « Tout finit par faire mal à moment donné, c’est un choix qu’on fait, mais je pense qu’il y a des choses qu’on pourrait éviter et la coupe de poids en est une. Des fois, je suis seule dans mon auto et je pars à rire en y pensant. Imagine si on disait à un skieur olympique qu’il doit perdre douze livres la veille de sa descente... Ce serait inacceptable, impensable. Mais nous, c’est notre réalité. »