Une carrière, une passion, une vie et… l’heure de la retraite pour Joelle Numainville
En forme lundi, 29 oct. 2018. 07:47 samedi, 16 nov. 2024. 10:40Joelle Numainville n’a plus besoin de présentation. Elle a été athlète en cyclisme sur route pendant une décennie complète. Olympienne réputée, elle a l’un des palmarès les plus étoffé au Canada. Elle a accompli des exploits sur la scène internationale qui ont étés mémorables dont sa troisième place au Tour des Flandres, sa troisième place au Grand prix de Plouay, sa douzième place aux Jeux Olympiques de Londres, sa neuvième place aux championnats du monde, elle a gagné les Jeux Panaméricains et elle a été multiple fois Championne Canadienne. Je pourrais continuer comme ça encore longtemps, je vous le dis!
Joelle semblait se rapprocher toujours un peu plus d’une médaille aux championnats du monde ou encore aux Jeux Olympiques. Chaque année, elle évoluait et elle y touchait presque. Au moment où vous lisez ces lignes, vous vous demandez peut-être où elle est. Pourquoi n’était-elle pas au sein de la délégation Canadienne aux championnats du monde en 2017 et 2018? J’ai eu envie d’en savoir plus sur sa carrière, sa passion et sa vie. Voici mon entretien avec elle.
Entrons dans le vif du sujet, pourquoi la retraite alors que tu étais une athlète encore en progression?
En août 2017, j’ai eu la peur de ma vie. Prenant part à la Colorado Classic, je n’avais pas réalisé que la douleur à ma jambe gauche et ma fatigue extrême n’était que le début d’une phlébite. Cinq kilomètres après le départ de la course, j’étais lâchée, j’ai abandonné. Je ne réalisais pas ce qui se passait. C’est en prenant l’avion après la course que j’ai compris la sévérité du moment. Je devais me déplacer en chaise roulante et la douleur grimpait dans ma cuisse. Un ami m’a immédiatement transporté à l’hôpital. Il a fallu plusieurs traitements et je devais m’injecter des produits anticoagulants afin de diluer le caillot de sang. Je n’ai plus jamais refait de compétition en cyclisme de ma vie.
Après plusieurs mois de réflexion suivie d’une grande déception de ne pas pouvoir participer aux championnats du monde en 2017 en raison des anticoagulants qui m’empêchait de monter à vélo, j’ai pris la décision de compléter le programme CFA (Chartered Financial Analyst) et de mettre un terme à ma carrière de cycliste. Oui je progressais encore et oui j’aurais aimé finir ma carrière sur une bonne note avec une médaille des championnats du monde ou des Jeux Olympiques, mais la réalité est que je devais commencer ma carrière en finance et je suis très fière de ce que j’ai accompli dans ma carrière en cyclisme. Au fond, qu’est-ce que j’avais de plus à gagner en continuant un autre cycle de quatre ans?
Quel a été le plus gros défi dans ta carrière cycliste?
Les commotions cérébrales ont grandement affecté ma vie. Il a fallu presque six mois après ma chute qui a causé ma commotion cérébrale la plus sévère en 2013 pour comprendre les enjeux de la situation. Je n’arrivais plus à dormir et je ne comprenais pas pourquoi. J’avais de graves troubles de vision, je n’étais plus en mesure de distinguer la profondeur des choses pendant les compétitions et ce n’était pas sécuritaire dans le peloton. Mon année 2017 aura été sans aucun doute très difficile.
Durant ma campagne printanière 2017, je n’ai pratiquement pas dormi. J’ai fait cinq semaines consécutives à ne pas dormir pendant la nuit. Dans les hôtels, j’avais pris une routine de me coucher directement sur le plancher, ce qui paraissait probablement cocasse pour mes coéquipières. Je pleurais chaque jour. Après le Tour des Flandres, en avril, j’ai dormi pratiquement douze heures par jour pendant des semaines. Avec du recul, je ne comprends pas comment j’ai pu prendre le départ aux courses. Je roulais sur des somnifères très puissants et rien n’y faisait. La situation était vraiment catastrophique, j’aurais dû recevoir de l’aide. Je me sentais seule et isolée dans les hôtels. Je prenais des marches dans les corridors pendant la nuit pour tenter de vaincre cette insomnie qui me tenait.
Aujourd’hui je vis toujours avec des troubles de sommeil, tu n’apprends pas à vivre avec ça. Comment est-ce possible d’apprendre à vivre sans sommeil? La vérité est qu’il n’y a pas d’antibiotique ou de remède à une commotion cérébrale.
Qu’est-ce que ça prend pour avoir une carrière exceptionnelle comme tu as si bien réussi à le faire?
C’est un sport dur. Il faut s’y mettre à temps plein très jeune. Le niveau a extrêmement augmenté depuis les dix dernières années et grâce à tous les instruments de capteur de puissance, les athlètes ont développé leur technique d’entraînement. Pour atteindre le niveau World Tour, je crois qu’il faut absolument faire des choix à l’adolescence. Aujourd’hui, il ne suffit plus de faire du computrainer l’hiver, il faut rouler à l’extérieur à un haut niveau pratiquement toute l’année. Je crois que c’est un avantage si on peut aller courir en Europe assez jeune. Les courses sont plus difficiles qu’en Amérique du Nord, c’est complètement un autre niveau parce que les filles s’entraînent douze mois par année à l’extérieur dans un bassin beaucoup plus grand et beaucoup plus fort qu’ici.
Il y a vraiment des choix à faire et pour éviter de perdre du temps dans sa progression, je recommanderais à tous d’aller vivre le plus d’expériences de courses et ce, le plus tôt possible. Lorsque tu es habitué de tout gagner sur le circuit Nord-Américain, c’est très difficile au début de faire la transition en Europe, parce que ton régime de course devient vraiment intense. Au lieu de courir d’avril à août, tu as des compétitions toutes les fins de semaine de février à octobre et tu dois rester performante mentalement et physiquement pendant tout ce temps. Par contre, c’est possible d’y arriver, mais ce serait plus facile si nous avions accès à ce type de compétition ici tout comme l’arrêt du World Tour masculin à Montréal et à Québec. Ça aiderait les jeunes femmes à se familiariser plus rapidement à cette nouvelle culture et mentalité. Il faut apprendre à redéfinir la performance.
Le World tour c’est comme accéder à la LNH (Ligue Nationale de Hockey). Les places sont limitées et nous grandissons dans un contexte très compétitif au Canada. Je crois qu’on aurait avantage à s’entraider. Il manque cet aspect de communauté où nous pourrions échanger ensemble et ce serait bénéfique pour les prochaines générations. J’aimerais bien pouvoir aider les plus jeunes, les aider à comprendre par où commencer avec l’entraînement, l’importance de la nutrition, les difficultés d’atteindre un ratio poids-force, comment approcher les directeurs des équipes professionnels pour avoir un contrat etc. Je crois qu’on serait tous plus forts et que le niveau augmenterait au Canada.
Ta plus grande force en tant qu’athlète?
Je suis capable d’être extrêmement motivée et quand j’ai un objectif très précis, je suis prête à tout pour le réussir. En vue des Jeux Olympiques de Londres, je m’étais donné comme objectif de bien performer sur le Tour des Flandres. En 2011 j’ai terminé sixième, et en 2012, l’année des Jeux, j’ai monté sur la troisième marche du podium. La veille de la compétition, j’étais tellement nerveuse et avant le départ je ne pouvais plus parler à personne. Cette compétition est l’une des plus prestigieuse du circuit et d’avoir réalisé cet objectif prouve que ma motivation et ma discipline est inébranlable quand ça compte.
Ta plus grande faiblesse en tant qu’athlète?
J’ai eu beaucoup de difficulté à maintenir mon poids de compétition et je pense que beaucoup de femmes ont de la misère avec ça. En période de stress, mon poids fluctuait énormément. Je pouvais avoir un horaire de compétition extrêmement chargé et je trouvais le moyen de revenir avec dix livres de plus à la maison. Je me souviens que ma route vers les Jeux de Londres était une montagne russe de stress et j’ai eu le couteau dans la gorge pendant deux ans. Après ma troisième place au Tour des Flandres j’avais pris dix livres en un mois, donc je peux vous dire que ce n’était pas le bon moment à quelques mois de la compétition la plus importante de ma vie (les JO). Le sport c’est mathématique. Dans mon cas, j’avais l’impression que je devais travailler beaucoup plus sur mon poids que sur l’entrainement en tant que tel. Il fallait qu’une nutritionniste me dise quoi manger, quoi boire et à quelle heure je devais le faire. C’était tout une gestion.
Qu’est-ce que ta carrière cycliste t’a permis d’apprendre sur toi et comment ça t’a amené dans ta transition vers le marché du travail?
J’ai tellement eu d’échecs pendant que j’étais athlète et des fois je me mettais tellement de pression que si je finissais 50e, je ne l’acceptais pas. Je paniquais. Pendant mes dix années chez les pros, je me suis mis des objectifs excessivement élevés et forcément j’ai dû apprendre à gérer les échecs. Aujourd’hui ça fait de moi une personne très persévérante, parce que je sais que ça fait partie du processus et que je ne peux pas tout avoir du premier coup. Je suis compétitive et pour moi, il y a un coût d’opportunité à poursuivre les compétitions en vélo vis-à-vis ma carrière en finance. J’ai des objectifs professionnels et pour les atteindre, je me devais de commencer le plus rapidement possible mon nouveau parcours en finance.
Quel est le meilleur conseil que tu peux donner aux jeunes athlètes?
Je ne suis pas la seule à avoir fait une carrière professionnelle en vélo et à avoir complété mes études en même temps. C’est un modèle gagnant à long terme et c’est extrêmement important d’avoir un bon « plan B ». Par exemple, un nom qui me vient à l’esprit, David Veilleux, premier Québécois à avoir participé au Tour de France, l’a fait et ce, en courant avec l’élite mondiale en Europe. Si nous avons réussi à le faire, c’est que c’est faisable. Oui ça prend de la motivation et de la discipline, parce que le parcours académique est beaucoup plus long qu’un parcours normal. On doit souvent s’absenter et reporter des examens, mais si j’ai un conseil à donner, c’est de ne pas lâcher l’école. Disons que je ne me serais pas vu retourner au Cégep à 30 ans avec des jeunes de 16 ans. Je crois vraiment que ça vaut la peine de faire deux carrières et combiner l’école. Ce sont des modèles qui fonctionnent et mon expérience prouve que c’est possible de faire les deux.
C’est confirmé, ça fonctionne puisque Joelle fera son entrée sur le marché du travail dès le 5 novembre chez Fidelity Investments, l’une des quatre plus grosse firme au monde dans ce domaine. Elle est en paix avec sa magnifique carrière cycliste qui l’aura fait évoluer sur de multiples facettes de sa vie pendant toutes ses années. Elle considère que le modèle du cyclisme féminin est sur la bonne voie, mais qu’il y a encore beaucoup de travail à faire pour inspirer et motiver de nouveaux talents féminins à émerger, par exemple se rapprocher de l’équité salariale.
Sur ce, je vous laisse sur une question bien pertinente qu’elle se pose : « Pourquoi les jeunes cyclistes eux peuvent regarder le Tour de France pendant trois semaines à la télévision, alors que les jeunes femmes ne peuvent même pas retrouver une seule étape féminine d’un Tour prestigieux à la télévision? » À méditer!